Pendant des années, le groupe islamiste Hamas a joui à Montréal d'une infrastructure très active de financement du terrorisme qui sollicitait les particuliers et les organisations islamiques sous couvert d'activités charitables, affirme la GRC dans des documents obtenus par La Presse. Les banques et le gouvernement ont essayé de stopper le flot d'argent, mais le réseau les a déjoués, au moins jusqu'au printemps dernier.

Jeudi 6 mars 2014, 17h09. Un homme que la GRC considère comme un collecteur de fonds du Hamas sort des bureaux de l'Association musulmane du Canada, à l'angle du boulevard Laurentien et de la rue Émile-Nelligan, dans l'arrondissement Ahuntsic-Cartierville. Il tient une enveloppe jaune de 8,5 pouces sur 14. Dissimulé à proximité, un policier vise et appuie sur le bouton de son appareil photo.

Le cliché est ajouté à un volumineux dossier d'enquête baptisé «Projet Sapphire, financement du terrorisme». La caporale Christine Bélair, de l'Équipe intégrée de la sécurité nationale de Montréal, prend une note dans son rapport. «Il est possible que [censuré] accepte encore en ce moment des dons de l'Association musulmane du Canada au nom d'IRFAN», écrit-elle.

IRFAN, c'est le nom d'un organisme de charité actif au Québec et en Ontario, l'International Relief Fund for the Afflicted and Needy, ajouté par le gouvernement à la liste des entités terroristes, le 24 avril dernier.

Selon la police, l'organisme amassait des millions pour le Hamas au Canada, sous couvert d'activités caritatives en Palestine. Son statut d'organisme de bienfaisance lui avait été retiré par l'Agence du revenu en 2011, en raison de ses liens présumés avec le Hamas. L'affaire avait fait les manchettes à l'époque (le Hamas est considéré comme terroriste par le Canada depuis 2002).

Mais la GRC a découvert que les dons ont continué à affluer malgré tout. Même quand les banques ont coupé les accès de l'IRFAN au système financier canadien, l'organisme a continué d'amasser des dons en liquide, qu'il envoyait en Palestine.

En avril dernier, les policiers ont mené des perquisitions au Québec et en Ontario dans le cadre d'une enquête sur l'IRFAN. Au prix de longues démarches, les avocats de La Presse ont obtenu un résumé d'enquête assermenté de 100 pages, rédigé par la GRC dans le cadre de ces perquisitions. Le document lève le voile sur ce que la police croit être le système de financement du Hamas au Québec.

La cour a censuré pour l'instant le nom du celui qu'elle croit être le collecteur de fonds montréalais, un résidant de Pierrefonds. L'enquête est toujours en cours et personne n'a été accusé à ce jour.

14,6 millions au minimum

Le gouvernement canadien a déjà déclaré avoir la preuve qu'entre 2005 et 2009, l'IRFAN a transféré 14,6 millions de dollars canadiens à une quinzaine d'organisations «directement ou indirectement associées avec le Hamas».

Selon la GRC, ce n'était pas par hasard ou par erreur. «L'information montre que IRFAN et son directeur général, Rasem Abdul-Majid [basé à Mississauga, Ontario], étaient des partisans continus du Hamas», écrit la caporale Bélair.

Il est possible que les sommes amassées aient été encore plus importantes. Le fisc a trouvé beaucoup d'erreurs dans les documents financiers de l'IRFAN. «Cela veut dire qu'il est possible que des argents reçus et non déposés n'aient pas été détectés», précise la GRC. Un policier infiltré sous une fausse identité a d'ailleurs discuté avec le directeur général de l'IRFAN, qui prétendait transférer de 6 à 7 millions annuellement en Palestine et au Liban.

En 2011, l'Agence du revenu a annulé le statut d'organisme de bienfaisance de l'IRFAN, ce qui l'a empêché de remettre des reçus pour crédit d'impôt et a exposé publiquement ses liens allégués avec le Hamas, au grand étonnement de certains donateurs qui croyaient simplement aider les orphelins palestiniens.

Mais les dons ont continué d'affluer en masse par la suite, révèle l'enquête de la GRC: de janvier 2011 à juillet 2013 seulement, 28 300 transactions par cartes de crédit ont été effectuées sur le compte commercial du groupe, le tout pour une valeur de 3,4 millions. C'est sans compter les dons par chèques ou en liquide.

En juillet 2013, c'était au tour de la banque CIBC de fermer tous les comptes de l'IRFAN, en raison des liens allégués avec le terrorisme. Aucune institution financière ne voulait maintenant faire affaire avec l'organisme.

Toutes ces embûches n'ont pas empêché l'IRFAN de continuer d'amasser des fonds. «Malgré la révocation de son statut d'organisme de bienfaisance, l'arrêt de ses services bancaires par la CIBC et son incapacité à obtenir des services d'autres banques, IRFAN continue aujourd'hui à opérer comme un organisme sans but lucratif», écrivait la caporale Bélair en avril dernier.

«IRFAN continue à accepter des dons en argent comptant, bien qu'il n'accepte plus les chèques ou les dons par carte de crédit en raison de son incapacité à ouvrir et conserver un compte en banque dans les institutions financières canadiennes», disait-elle. Des agents se faisant passer pour des donateurs ont d'ailleurs pu vérifier l'information et refiler des billets marqués à l'IRFAN.

Antenne montréalaise très active

Le siège social de l'IRFAN a beau être basé en Ontario, l'antenne montréalaise est demeurée très active, au moins jusqu'en mars dernier, confirme la GRC.

«Le bureau montréalais d'IRFAN était responsable d'organiser et tenir les levées de fonds au Québec, de converser en français avec les donateurs francophones et traduire la documentation d'IRFAN», dit-elle. Le groupe avait un bureau sur le boulevard Décarie, dans l'arrondissement de Saint-Laurent, pendant des années. Lorsqu'il a été fermé, les donateurs ont été redirigés vers le collecteur montréalais de l'IRFAN, qui organisait des rencontres en personne.

Les policiers ont notamment suivi l'activité téléphonique frénétique du collecteur de fonds montréalais, ses contacts répétés avec la direction de l'IRFAN à Mississauga. En fouillant sa voiture à son insu, l'hiver dernier, ils ont découvert 30 reçus remplis à la main, pour des dons recueillis entre le 7 mai 2013 et le 21 mars 2014. Ils ont aussi trouvé beaucoup de matériel de sollicitation.

Lors de la fouille de sa résidence, en avril, ils ont trouvé 47 000$ en liquide, incluant des billets de banque marqués qui lui avaient été remis par un policier infiltré se faisant passer par un donateur, en mars.

L'homme, dont nous ne pouvons révéler l'identité pour l'instant, n'a pas répondu à une demande d'entrevue laissée sur sa boîte vocale.

L'IRFAN veut se défendre

De son côté, l'avocat de Rasem Abdul-Majid a déclaré à La Presse que l'IRFAN veut contester en cour sa désignation comme organisation terroriste, mais qu'il est coincé dans une situation «absurde», car la loi l'empêche d'utiliser de l'argent pour se payer un avocat.

«Il y a là un grave enjeu constitutionnel. Si quelqu'un était accusé d'actes terroristes, il pourrait engager un avocat et se défendre devant le tribunal. Mais la désignation d'un organisme comme entité terroriste empêche l'organisme d'engager un avocat pour se défendre, à moins d'obtenir une permission spéciale du ministre ou d'un juge. Des procédures seront entreprises bientôt à ce sujet. Il y a deux côtés à cette histoire», a souligné Me Faisal Mirza.

Le Hamas

Le Hamas, ou Mouvement de la résistance islamique, a été créé en 1987 dans les Territoires palestiniens pour libérer la Palestine du contrôle israélien et y établir un État islamique. Le Canada et les États-Unis le considèrent comme un groupe terroriste, notamment en raison du recours passé aux attentats suicides et aux attaques contre des civils. D'autres pays le considèrent comme l'interlocuteur légitime détenant le pouvoir dans la bande de Gaza.