À la fin des années 2000, un producteur de méthamphétamine installé à Montréal se trouvait à la tête d'une petite organisation qui pouvait fabriquer plus de 5 millions de pilules annuellement, pour des ventes frisant les 8 millions de dollars. Mais les Hells ont vite remarqué ce dérangeant et prolifique producteur indépendant. Ce fut le début de la fin. Son témoignage devant un tribunal offre une rarissime incursion dans le monde impitoyable et obscur des trafiquants de drogue.

Le témoin a commencé à produire des pilules de méthamphétamine vers la fin de 2007. Rapidement, son entreprise a pris de l'ampleur, si bien qu'il produisait entre 100 000 et 300 000 comprimés par semaine, vendus 1,50$ chacun. Mais son succès dérangeait. Un jour, le gérant d'un bar de Montréal le prévient qu'il envahit des territoires contrôlés par les Hells Angels et lui annonce qu'il doit payer une taxe aux motards.

L'homme, dont on doit préserver l'identité en vertu d'un interdit de publication, témoigne pour la Couronne au procès de Christian Émond et Éric St-Georges, accusés de complot, trafic de stupéfiants et gangstérisme à la suite de leur arrestation dans l'opération Carcan. La Sûreté du Québec avait démantelé, durant cette opération menée en novembre 2011, un réseau de la relève des Hells Angels qui opérait sur la Rive-Sud et au Nouveau-Brunswick.

L'homme a raconté que le gérant de bar, Martin Chaput, également arrêté dans le projet Carcan, commence par lui charger cinq sous de taxe par comprimé. Mais cette façon de faire est difficile à appliquer, si bien que rapidement, les deux hommes s'entendent pour que le témoin débourse plutôt 2000$ de plus pour chaque bloc de P2P (phenylacetone, un produit chimique servant à fabriquer la méthamphétamine). Un bloc de P2P lui permet de confectionner 25 000 pilules.

«Je me faisais dire que grâce à cette taxe, je pouvais vendre n'importe où, mais ce n'était pas ce qui arrivait. On a eu plusieurs réunions assez corsées par rapport à ça. Ma taxe ne servait pas à grand-chose en bout de ligne», a dit l'homme.

Pas de répit

La production fonctionne à plein régime, les profits sont faramineux, si bien que le témoin permet parfois à son chimiste de prendre des vacances. «Les personnes sont exposées à beaucoup de produits chimiques donc ce n'est pas une place où tu peux travailler sept jours par semaine. Tu es dans le toxique même si tu portes un masque. Ça entre dans les pores de la peau» a-t-il décrit.

Mais ces pauses ne faisaient pas l'affaire des Hells Angels, qui s'étaient habitués à des entrées d'argent hebdomadaires.

«La pression ne venait pas de Martin Chaput mais de ceux à qui il versait l'argent, ses frères, son groupe qui était dans Saint-Jean, les Hells Angels de ce coin-là. Ils s'étaient habitués à un certain rythme de vie par rapport à ma production et quand je la coupais, ils avaient hâte que je la reparte. Ils me chargeaient la taxe même quand je ne travaillais pas, quand j'allais en vacances», a-t-il allégué devant le juge Stéphane Godri de la Cour du Québec, qui préside le procès.

Pire, le trafiquant se rend compte que d'autres producteurs de méthamphétamines ne sont pas taxés. Il demande l'équité mais d'autres problèmes apparaissent.

Rendez-vous à l'aveugle et sourde oreille

Un jour, Chaput appelle le témoin et lui dit que René Monfette, ancien membre des Blatnois, défunt club-école des Hells Angels en Mauricie, le tient responsable d'une saisie de marijuana survenue quelques années plus tôt et lui réclame 30 000$.

Chaput organise une rencontre entre Monfette et le témoin. Mais ce dernier refuse d'y aller, affirmant que la taxe de 2000$ qu'il verse sur chaque bloc de P2P devrait l'immuniser contre ce genre de problèmes.

La rencontre est tout de même fixée dans un fast-food en bordure de l'autoroute 40, dans Lanaudière. Mais à son arrivée, le témoin n'est pas invité à entrer dans le restaurant mais plutôt à se rendre dans un stationnement, dans un coin isolé, entre deux semi-remorques. Monfette est là. La conversation s'engage, mais rapidement, le ton monte. Aucun coup ne sera porté mais le témoin refuse de payer les 30 000$. Il repart promptement mais l'histoire ne se termine pas là.

Le trafiquant est en colère et il le fait savoir à Chaput. Il veut savoir à qui va l'argent qu'il verse. Il apprendra plus tard qu'il graisse la patte de Claude Gauthier, membre en règle des Hells Angels de Trois-Rivières et de «Dany jus de raisin», qu'il a surnommé ainsi car il versait ce jus de fruit dans sa vodka, selon ce qu'il a allégué durant l'interrogatoire en chef.

Il se demande également pourquoi il paye une taxe alors que d'autres n'en paient pas. «J'étais une proie facile, je ne me cachais pas, tout le monde savait où j'habitais à Montréal. Je faisais de grosses affaires, je ne volais personne, je n'avais aucune raison de me cacher, Chaput avait même le code pour entrer dans mon condo», a-t-il témoigné.

Rencontre au sommet

En 2009, le trafiquant de méthamphétamine commence à faire également dans la cocaïne. Martin Chaput le présente alors à Christian Émond, accusé dans le présent procès. D'entrée de jeu, Émond, qui veut gravir les échelons dans l'organisation des Hells Angels, selon le témoin, cherche à régler le litige avec Monfette. Les deux hommes concluent une entente voulant que chaque fois qu'Émond commandera des pilules de méthamphétamine au témoin, celui-ci en donnera 5000 supplémentaires, et c'est ainsi que la dette est finalement remboursée, et le conflit résolu, en quelques mois.

Émond et le témoin s'associent à leur tour. Le témoin achète sa cocaïne auprès d'un certain Ravor, qui lui en fournit d'abord 40 kg. Mais l'affaire commence mal lorsque 5 kg sont volés et que le condo de Chaput, où ce dernier prépare la drogue, est dévalisé. Bien vite, le groupe se retrouve avec un manque à gagner de 300 000$ qui ne fait pas le bonheur de certains hauts placés.

Le trafiquant est convoqué à une réunion sur la mezzanine d'un hôtel. Il demande à Émond de l'accompagner et ce dernier s'y rend armé, selon le témoin. Ils sont deux face à une douzaine de personnes, dont Ravor, Gros Louis - prêteur qui dit représenter Gerry Matticks - et un Irlandais, Jamie. Émond représente les Hells Angels de Trois-Rivières, allègue-t-il dans son témoignage. La tension monte durant la réunion mais finalement, tout le monde se sépare en se serrant la main, sans toutefois parvenir à un accord. Le problème reste entier.

Prise de cheveux avec «Frisé»

En 2010, un autre acteur fait son apparition dans l'entourage immédiat d'Émond: André «Frisé» Sauvageau, l'un des seuls Hells Angels qui n'a pas été arrêté et accusé lors de la vaste rafle antimotard SharQc.

Sauvageau s'installe dans un condo du Vieux-Montréal trouvé par le témoin.

Durant l'hiver 2010-2011, Émond invite le témoin à siroter un café dans le Vieux-Port. Il lui annonce que Sauvageau veut sa part du gâteau lui aussi. Il réclame une somme d'argent pour permettre au trafiquant de poursuivre ses opérations avec sa bénédiction, même si la pilule se vend 60 sous moins cher qu'à la belle époque. Le témoin met 2000$ dans une enveloppe à l'attention du motard. Mais c'est nettement insuffisant pour Sauvageau.

Et nettement trop pour le trafiquant, qui prendra sa retraite dans les mois suivants, épuisé par les éternels conflits et ébranlé par d'autres raisons personnelles. Le contre-interrogatoire du témoin se poursuit aujourd'hui.

Martin Chaput

41 ans

A plaidé coupable à des accusations de complot, de trafic de stupéfiants, de possession d'arme et de gangstérisme. Condamné à 73 mois de pénitencier.

René Monfette

53 ans

Ancien Blatnois de la Mauricie.

Devient membre des Hells Angels de Trois-Rivières en 2009.

Condamné à 4 ans et demi de pénitencier en 2001 à la suite de l'opération Amalgame. En 2013, il a été condamné à 11 ans de prison après avoir plaidé coupable à une accusation de complot de meurtre dans le cadre du projet SharQc.

Claude Gauthier

46 ans

Membre des Hells Angels de Trois-Rivières. En cavale depuis l'opération SharQc il y a cinq ans, il figure sur la liste des 10 criminels les plus recherchés au Québec.

Il a été condamné à 30 mois d'emprisonnement pour gangstérisme et trafic de stupéfiants en 2003.

Christian Émond

39 ans

Accusé de complot, de trafic de cocaïne et de gangstérisme. Son procès a lieu actuellement à Longueuil.

André Sauvageau

55 ans

Ancien membre des Rock Machine. Devient membre des Hells Angels de Montréal au début des années 2000. Il a été condamné à 26 mois de prison en 2006 pour complot et trafic de stupéfiants après avoir été arrêté dans une opération visant notamment les Syndicates, un gang de rue. De tous les membres actifs des Hells Angels, il est le seul à ne pas avoir été accusé dans l'opération SharQc.