Le gouvernement fédéral pourrait bientôt être forcé de libérer le fraudeur Earl Jones, à moins que la Cour suprême du Canada n'en décide autrement dans un jugement attendu prochainement, a appris La Presse.

Dans une décision passée largement inaperçue, la Cour supérieure du Québec a tranché au début du mois de janvier que l'abolition rétroactive de la libération conditionnelle après le sixième de la peine était inconstitutionnelle et contrevenait aux droits de certains détenus.

Ces changements, contenus dans l'ancien projet de loi C-59 (Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel), avaient été adoptés en vitesse en 2012 par le gouvernement conservateur, avec l'appui du Bloc québécois. Les deux formations avaient ainsi réagi à la libération du fraudeur Vincent Lacroix, qui avait purgé seulement deux années d'une peine de 12 ans.

À l'époque, des élus avaient dit vouloir éviter qu'un autre fraudeur montréalais, Earl Jones, profite de la même mesure. Le conseiller financier a été reconnu coupable en 2010 d'une fraude à la Ponzi de près de 50 millions de dollars auprès d'environ 150 investisseurs de 1982 à 2009.

Earl Jones concerné

La décision rendue par la juge de la Cour supérieure Sophie Bourque le 9 janvier porte sur les requêtes d'une douzaine de détenus, dont Earl Jones ne faisait pas partie.

La juge Bourque a tranché que l'aspect rétroactif des nouvelles règles contrevient à la Charte, puisqu'il punit les détenus une deuxième fois. Elle a conclu que les requérants, qui avaient tous été déclarés coupables avant l'entrée en vigueur des changements le 28 mars 2011, étaient détenus illégalement. Elle a ordonné à la Commission des libérations conditionnelles du Canada (CLCC) de «procéder à l'étude du dossier des requérants» en fonction des anciennes règles.

Martin Latour, un des avocats des requérants au dossier, a précisé que la décision ne s'applique pas seulement à ses clients, mais aussi à une quarantaine d'autres personnes détenues au Québec.

Une porte-parole de la CLCC a confirmé hier que «tous les cas qui sont [admissibles] et qui ont été condamnés avant l'abolition de la Procédure d'examen expéditif de mise en liberté (PEE) sous conditions le 28 mars 2011 devront être revus».

«Mais je ne peux pas vous dire qui sera revu et quand ils seront revus», a toutefois ajouté cette porte-parole.

Earl Jones entre dans cette catégorie: il a été condamné le 15 février 2010 à 11 ans de détention. Il est devenu admissible à la semi-liberté 22 mois plus tard, soit autour du mois de décembre 2011.

La Commission n'a pas encore rendu de décision dans son dossier. Son avocat, Jeffrey Boro, ne nous a pas rappelés.

Des critères moins sévères

Adoptée par les progressistes-conservateurs en 1992, la libération au sixième de la peine s'applique aux personnes condamnées pour la première fois à une peine de plus de deux ans pour des crimes non violents. Aucune audience n'est prévue : les détenus qui répondent aux critères doivent automatiquement être remis en liberté, à moins que la CLCC ne prouve qu'ils pourraient commettre un crime violent.

Earl Jones est déjà admissible à la libération conditionnelle au tiers de sa peine, même en vertu des nouvelles règles. Il a renoncé à sa première audience, en juin, invoquant simplement un «autre plan de libération».

Les critères qui s'appliquent à la libération conditionnelle au tiers de la peine sont beaucoup plus sévères qu'au sixième. Les règles prévoient que la CNLC peut «refuser la libération conditionnelle lorsqu'il y a un risque de récidive pour toute infraction, pas seulement celles commises avec violence», a expliqué la juge Sophie Bourque dans son jugement.

La décision de la Cour supérieure s'applique malgré l'appel déposé par le procureur général du Canada à la Cour d'appel du Québec.

En attente de la Cour suprême

Le gouvernement fédéral ne désespère pas de voir des détenus comme Earl Jones rester derrière les barreaux: la Cour suprême doit en effet rendre jugement dans un dossier similaire, qui émane de la Colombie-Britannique, l'affaire Whaling.

Les tribunaux de cette province ont aussi invalidé l'application rétroactive de C-59. Si la Cour suprême infirme cette décision, la Cour d'appel du Québec devrait sans doute faire de même avec celle de la Cour supérieure.

Des sources au gouvernement fédéral ont dit s'attendre à une décision imminente du plus haut tribunal du pays.

«Le fait que des individus puissent être libérés si rapidement démontre à quel point le système de justice hérité des libéraux ne fonctionne tout simplement pas et fait l'objet d'abus, a dit hier Steven Blaney, ministre fédéral de la Sécurité publique. Depuis son arrivée au pouvoir, notre gouvernement s'est assuré que les intérêts des victimes passent en premier et de les placer au coeur de notre système judiciaire.»