En choisissant de faire passer le dossier de vol à l'étalage de Me Lu Chan Khuong par le programme de non-judiciarisation, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) a évité la tenue d'un procès criminel. Mais dans tous les dossiers du programme de non-judiciarisation, le DPCP est «convaincu qu'une infraction criminelle a été commise» et s'estime «en mesure d'établir la culpabilité de la personne [...] hors de tout doute raisonnable».

Peu connu du grand public, le programme de non-judiciarisation, instauré il y a 18 ans, permet à la Couronne de ne pas judiciariser un dossier pour une infraction criminelle lorsqu'il ne s'agit pas d'un crime suffisamment grave dans les circonstances pour justifier sa judiciarisation. Mercredi, La Presse+ a révélé que la nouvelle bâtonnière du Québec, Me Lu Chan Khuong, a fait l'objet d'une plainte policière pour vol à l'étalage chez Simons, en avril 2014, et qu'elle a vu son dossier traité en juin 2014 dans le cadre du programme de non-judiciarisation de certaines infractions criminelles commises par des adultes.

Me Khuong nie catégoriquement avoir commis un vol et plaide l'«erreur d'inattention». Une personne qui reçoit une lettre du DPCP pour lui signifier que son dossier fera l'objet du programme de non-judiciarisation peut, si elle le désire, contester cette décision et demander un procès criminel. Toutefois, consentir à la non-judiciarisation de son dossier ne constitue pas une reconnaissance des faits qui lui sont reprochés par la Couronne.

Le DPCP n'a pas commenté hier le dossier de Me Khuong, invoquant la confidentialité du programme de non-judiciarisation, qui ne s'applique qu'à certaines infractions du Code criminel. «Le fait que certains dossiers aient été médiatisés ou que les explications aient été rendues publiques ne constitue pas une renonciation à la confidentialité des renseignements personnels à l'égard d'un dossier non judiciarisé», dit Me René Verret, porte-parole du DPCP.

Le DPCP a toutefois rappelé de façon générale que dans tous les dossiers du programme de non-judiciarisation, la Couronne estime être capable de prouver l'infraction au Code criminel hors de tout doute raisonnable, le fardeau de preuve en matière criminelle. «En vertu de l'article 2a) des directives, le Procureur estime que la personne a commis un acte qui constitue une infraction au Code criminel dont on peut faire la preuve selon la règle établie par la directive [une preuve hors de tout doute raisonnable]. Le procureur doit être moralement convaincu qu'une infraction criminelle a été commise, [...] et qu'il est en mesure d'établir la culpabilité de la personne hors de tout doute raisonnable», dit Me René Verret, porte-parole du DPCP.

Être avocat, un facteur «aggravant»

Un avocat peut-il bénéficier du programme de non-judiciarisation? Oui, répond le DPCP, même si le fait d'être avocat est un «facteur aggravant» dans l'évaluation de la Couronne en vertu des directives du DPCP. «C'est l'un des cinq facteurs que le Procureur doit considérer, dit Me René Verret, porte-parole du DPCP. On considère [le fait d'être avocat ou d'être associé au système de justice] comme une circonstance aggravante.» Le DPCP n'était pas en mesure hier de préciser combien d'avocats avaient bénéficié du programme de non-judiciarisation en 2014 et 2015.

Dans la foulée des révélations sur le dossier non judiciarisé de Me Khuong et de certains de ses commentaires sur le système de justice dans La Presse+, le conseil d'administration du Barreau du Québec, l'ordre professionnel des 25 000 avocats de la province, lui a demandé à l'unanimité de démissionner et l'a ensuite suspendue plus tôt cette semaine. Me Khuong a indiqué qu'elle contesterait devant les tribunaux cette résolution du conseil d'administration, qu'elle qualifie de «déraisonnable».

Me Khuong, qui est avocate chez Bellemare Avocats à Québec et la conjointe de l'ex-ministre de la Justice Marc Bellemare, a été élue avec 63% des voix le mois dernier devant Me Luc Deshaies, avocat chez Gowlings à Montréal. Ce dernier n'a pas souhaité commenter hier le fond du dossier, souhaitant une «résolution pacifique pour tout le monde. Des avocats qui se chicanent sur la place publique, ce n'est pas bon pour l'image du Barreau».