C'était une petite ferme laitière relativement prospère jusqu'à ce qu'un acheteur inconnu du monde agricole achète les bâtiments qui s'y trouvaient. Mais il n'avait pas l'intention de prendre la relève et d'y traire les vaches. Il a plutôt loué les installations à des « producteurs » qui ont créé de toutes pièces une usine à fabriquer de la marijuana en quantité industrielle.

Pendant des années, les producteurs ont fait pousser les plants de cannabis en toute quiétude, dans le bâtiment de ferme d'une centaine de pieds de longueur.

« On se doutait bien, dans le village, qu'il se passait là des choses bizarres », soupire Jean-Louis Bélisle, 57 ans, producteur laitier et maire depuis 1989 de la petite municipalité de Lemieux (350 habitants), située au nord de Victoriaville. « On ne voyait jamais les occupants des lieux. C'était comme une ferme fantôme. »

Fait singulier, il dit avoir commencé à se poser des questions sur la nature des activités à l'intérieur de la vieille grange lorsque ses vaches sont devenues « légèrement un peu plus nerveuses » et que ça pouvait être causé par l'électricité parasitaire dégagée par les fils électriques. L'usine à pot était voisine de sa ferme laitière.

« Je ne dis pas que c'était la cause », nuance-t-il, sur un ton prudent.

« Je ne dis pas que les producteurs aux prises avec l'électricité parasitaire doivent toujours conclure que c'est lié à cela [les bâtiments clandestins]. Je n'ai jamais pensé qu'il y avait à côté de chez moi une production clandestine de marijuana », précise Jean-Louis Bélisle, producteur et maire de Lemieux.

Puis, un beau matin printanier, tout s'est éclairé. Il a vu débarquer les policiers de la Sûreté du Québec (SQ), avec leurs véhicules et leurs équipements. Les « entrepreneurs » venaient d'être épinglés, et l'usine, démantelée.

Les « planteux de pot », comme il les appelle, étaient branchés directement « sur les poteaux d'Hydro-Québec » pour ne pas éveiller les soupçons sur leur consommation industrielle d'électricité.

Des gars de Montréal

Le lieutenant Jacques Gagnon, coordonnateur provincial pour l'opération Cisaille à la Sûreté du Québec, à Trois-Rivières, était aux premières loges lors de la perquisition menée il y a quelques années sans battage médiatique. « C'étaient des gars de Montréal, se souvient-il. Ils avaient loué la grange et la maison. Ils avaient quelques chevaux, pour montrer faussement qu'ils aimaient les animaux, mais surtout, pour faire diversion. »

« Il y avait eu des plaintes, ajoute-t-il, sans en préciser la teneur ni de qui elles provenaient. On avait poussé nos vérifications, scruté les conversations téléphoniques. »

La Presse a visité l'ancienne usine à fabriquer de la marijuana. Au deuxième étage du bâtiment, les murs sont éventrés, le système de ventilation est en pièces détachées. Une centaine de « pots à pot » jonchent le sol, où il y a encore du foin. Des filtres au carbone avaient été installés dans la grange pour éliminer les odeurs dégagées par la plantation intérieure, et l'éclairage était ultra-blanc, permettant de travailler jour et nuit.

Après le passage des policiers, la grange et la maison ont été barricadées et laissées à l'abandon. Plus tard, Mathieu Dorion, neveu du maire et producteur laitier dans la petite municipalité rurale, a racheté les bâtiments de l'institution financière qui les avait repris, avec l'intention de leur redonner vie. Mauvais coup du sort, des vandales sont passés par là et ont tout saccagé. « Rien à voir avec la perquisition de la SQ », assure Jean-Louis Bélisle, qui se dit « attristé » par les déboires de son neveu.

« Mais le résultat reste le même. Aujourd'hui, c'est la désolation la plus totale. On envisage de tout démolir, tant le bâtiment de ferme que la maison, qui a servi à la culture de marijuana, mais dans une moindre mesure », dit Jean-Louis Bélisle.

« C'est triste, laisse-t-il tomber, résigné. Personne n'aime voir une ferme disparaître dans un village aussi petit que le nôtre. »

Jean-Louis Bélisle ne se fait pas d'illusions. Les réseaux criminels sont toujours actifs dans le commerce du cannabis, en dépit des actions concertées pour les déstabiliser et ralentir leur progression. « Mais il ne faut surtout pas baisser les bras, oppose-t-il. Il faut se tenir debout. Moi, je n'ai jamais eu peur de m'exprimer sur cette question, et c'est comme ça qu'il faut agir. Il faut non seulement parler, mais agir. »

Le maire et producteur laitier concède toutefois que, dans son village, « il y en a encore qui se promènent avec des plants de marijuana qui poussent dans la forêt ». « On le sait, mais personne n'en parle ouvertement », se désole-t-il.

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Les saisies en 2015


250 : Nombre de serres de cannabis illégales intérieures démantelées au Québec

400 : Nombre moyen de plants saisis par serre

250 000 : Nombre de plants de cannabis saisis dans tout le Québec, dont 150 000 dans les champs et 100 000 dans les serres et les maisons

Source : Sûreté du Québec, 2015

Inquiétudes et avertissements

La SQ confirme le phénomène

« Les granges ne servent plus uniquement à entasser le foin », constate, avec une certaine ironie, le lieutenant Jacques Gagnon, responsable provincial de l'opération Cisaille à la Sûreté du Québec. Sur le terrain, il observe que les « producteurs » trouvent des espaces dans les bâtiments agricoles, y installent des séchoirs pour sécher les plants. « La culture se fait encore à l'extérieur, dans les champs squattés par des réseaux bien organisés », convient-il. Mais ça se fait aussi beaucoup à l'intérieur, dans des maisons, dans des fermettes louées ou acquises d'un ancien producteur.

Le monde rural inquiet

« La culture de la marijuana se déplace vers les granges, et c'est préoccupant », s'inquiète le préfet de la MRC de Bécancour, Mario Lyonnais. « Dans les villages, j'entends les maires me dire que des producteurs en fin de carrière vendent leurs fermes sans toujours savoir qui sont les véritables acquéreurs. » On lui rapporte aussi que ce sont parfois des prête-noms qui réalisent les transactions. « Il arrive aussi que la transaction se fasse par l'intermédiaire d'un courtier immobilier. »

Les Hells Angels à l'oeil

Les policiers promettent d'avoir les Hells Angels à l'oeil. « Ils vont sentir notre souffle dans leur cou, je peux vous l'assurer », affirme le lieutenant Jacques Gagnon, qui enquête dans les stupéfiants depuis une trentaine d'années. Il précise du même souffle que personne « ne se tape dans les mains », à la SQ, depuis qu'ils sont en liberté. Mais il n'y a pas que les Hells, précise-t-il. « Ce marché est occupé par pas mal de monde, entre autres le crime organisé asiatique, les motards, ceux qui font affaire avec les Italiens. »

L'aide de l'armée

La lutte contre les trafiquants est une « affaire de concertation », et les dénonciateurs ne sont pas victimes d'intimidation, plaide le lieutenant Jacques Gagnon. « On met le plus de monde possible dans le coup », précise-t-il. Depuis quelques années, les Forces armées canadiennes utilisent leurs hélicoptères pour la détection des plants, tandis que les militaires récoltent dans le champ. Même Hydro-Québec, souvent victime de vol d'électricité, est appelée à collaborer, sans parler des producteurs agricoles qui ont signé un « contrat social » avec l'Union des producteurs agricoles.