Le projet de loi du gouvernement du Québec censé protéger les lanceurs d'alerte rate complètement sa cible, critique François Beaudry, ingénieur retraité du ministère des Transports qui a été un important dénonciateur du trucage de soumissions pour des contrats publics.

Alors que la commission parlementaire des finances publiques entreprend aujourd'hui des consultations sur le projet de loi 87 facilitant la divulgation d'actes répréhensibles dans les organismes publics, M. Beaudry soutient que cette loi ne lui aurait été d'aucune utilité au moment des révélations qu'il a relayées à la commission Charbonneau et sur lesquelles celle-ci s'est appuyée. « Rien dans le projet de loi n'aurait étayé le dossier, bien au contraire », a-t-il affirmé à La Presse.

« Mon informateur n'aurait bénéficié d'aucune protection puisqu'il est dans le secteur privé et que la loi qui est prévue ne concerne que les employés des organismes publics. »

Ainsi, une personne travaillant pour une banque, une firme de génie-conseil, une entreprise en construction, un consultant en urbanisme ou un cabinet d'avocats qui serait témoin de collusion ou de corruption dans l'obtention de contrats publics ne pourrait pas être protégée par cette loi, déplore François Beaudry.

« Ça ne va pas à la cheville de la recommandation de la commission Charbonneau, tranche-t-il. Les témoignages les plus révélateurs à la commission Charbonneau sont venus du secteur privé : des entrepreneurs, des ingénieurs, des administrateurs qui étaient captifs d'un système auquel ils devaient participer pour ne pas disparaître du circuit. »

Dans son rapport publié en novembre dernier, la commission Charbonneau soutient qu'un « régime général de protection des lanceurs d'alerte s'impose » et qu'il faut ainsi offrir l'accompagnement et le soutien financier, si nécessaire, en plus de la protection de l'identité de tous les lanceurs d'alerte. « Les personnes qui oeuvrent au sein d'une organisation ou qui travaillent avec celle-ci sont souvent les mieux placées pour devenir des "lanceurs d'alerte" », rappelle la Commission.

L'inaction bureaucratique et policière

En 2003, l'ingénieur François Beaudry était conseiller au bureau du sous-ministre des Transports. Un entrepreneur l'informe de l'existence d'un système de collusion dans la région montréalaise. Des entrepreneurs s'entendent entre eux pour se partager les contrats attribués à Montréal et Laval, avec la complicité de firmes de génie. L'informateur de M. Beaudry choisit de lui fournir une preuve de ce qu'il avance qui n'est pas directement liée au ministère des Transports (MTQ). Il lui donne la liste des entreprises qui obtiendront le lendemain un contrat de la Ville de Laval, alors que les soumissions ne sont pas encore ouvertes.

La haute direction du MTQ est informée, le dossier est transmis à la Sûreté du Québec qui rencontre l'informateur de M. Beaudry. Mais rien ne bouge jusqu'en 2009. C'est à ce moment que M. Beaudry, qui a pris sa retraite deux ans plus tôt, parlera publiquement du dossier à l'émission Enquête. « La mafia montréalaise contrôle 100 % des contrats sur le territoire de la Ville de Montréal », déclare-t-il alors.

Par la suite, il a témoigné à la commission Charbonneau. Et aujourd'hui, M. Beaudry ne cache pas sa « profonde déception devant le projet de loi 87, dont l'application est tellement limitée que tout ça apparaît cosmétique et presque inutile par rapport aux besoins relevés par la commission Charbonneau ».

« J'ai connu le stress et l'insécurité liés au sort d'un lanceur d'alerte, mais l'anxiété qu'a vécue ma source est bien pire. Elle a payé cher sa participation à l'enquête de police », souligne-t-il sans apporter de précisions, de crainte que le lanceur d'alerte ne subisse de nouvelles représailles.

François Beaudry a été invité à présenter son point de vue devant la commission des finances publiques. Il témoignera mardi prochain et rappellera aux élus qui y siègent que « la réapparition des stratagèmes n'est qu'une question de temps ».

Projet de loi 87 facilitant la divulgation d'actes répréhensibles dans les organismes publics

Le projet de loi 87 a été déposé en décembre dernier par le président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, qui y voit « un premier grand pas ». Les employés des organismes publics comme les Ministères, les commissions scolaires et les sociétés d'État (mais pas les municipalités) pourront dénoncer un acte répréhensible au Protecteur du citoyen ou à un responsable au sein de chaque organisme. S'il y a un risque grave pour la santé ou la sécurité d'une personne ou pour l'environnement, les employés pourront divulguer des renseignements aux médias.

Les représailles sont interdites à l'encontre des dénonciateurs, sous peine d'amende.

Recommandation de la commission Charbonneau

La commission Charbonneau a recommandé au gouvernement de mettre sur pied un régime général de protection des lanceurs d'alerte provenant des secteurs tant public que privé. Selon elle, le processus de signalement auprès de l'Unité permanente anticorruption (UPAC) a ses limites. La Commission justifie sa position en rappelant qu'il faut « favoriser une plus grande participation des citoyens à l'assainissement des pratiques contractuelles relatives aux infrastructures publiques, au financement des partis politiques liés à ces pratiques, et à l'infiltration de l'industrie de la construction par le crime organisé ».