Le fisc fédéral et la Sûreté du Québec ont frappé hier les adeptes québécois d'une idéologie extrémiste antigouvernement, qui fait de plus en plus d'adeptes au Canada et qui aurait incité ceux-ci à se lancer dans la fraude systématique des institutions commerciales ou gouvernementales.

Selon ce qu'a appris La Presse, les neuf perquisitions menées hier par l'Agence du revenu du Canada (ARC) font partie du projet national Éléphant, une offensive lancée d'un océan à l'autre contre ceux qui s'autoproclament freemen on the land ou sovereign citizens (citoyens souverains).

Ce mouvement vaguement ésotérique, déjà bien connu des autorités de plusieurs communautés anglophones nord-américaines, rejette vigoureusement les services publics, la loi, l'État, qu'ils assimilent à une vaste conspiration dont ils pourraient s'extraire grâce à leurs prétendues connaissances juridiques et constitutionnelles. Des adeptes cessent de payer leurs factures, roulent en voiture sans plaque d'immatriculation et résistent vigoureusement aux autorités policières et fiscales.

«Ce n'est pas un groupe organisé en tant que tel, tout le monde peut décider de s'en réclamer. Mais on en voit de plus en plus au Québec, on voit des plaques d'immatriculation qu'ils se fabriquent», confirme une source policière.

Le succès des «citoyens souverains» vient notamment du fait que plusieurs personnes jurent dur comme fer qu'elles ont réussi à obtenir une «immunité» face au gouvernement en utilisant d'obscures formules judiciaires enseignées aux initiés. Cette légende urbaine circule toujours, même si l'ARC a obtenu 35 condamnations, de lourdes amendes et des peines de prison contre ceux qui s'y sont essayé depuis 2007.

Deux dirigeants, 18 «leaders»

Le groupe visé par la SQ et l'ARC hier avait récupéré cette philosophie pour monter une organisation structurée dont les têtes dirigeantes, Pierre Cardin, 59 ans, de Terrebonne, et Jean-Marc Paquin, 44 ans, de Laval, ont été arrêtées. Les deux hommes sont demeurés détenus en attendant leur comparution aujourd'hui pour fraude à l'endroit d'environ 25 victimes qui auraient payé des milliers de dollars chacune pour obtenir leurs enseignements et leurs services.

L'ARC n'a encore accusé personne de fraude fiscale dans cette affaire, mais selon des documents judiciaires rédigés au soutien de ses perquisitions, Cardin et Paquin avaient créé l'organisation Les créditeurs, qui organisait la fraude fiscale à grande échelle. À travers le Québec, ils avaient formé 18 «leaders» qui recrutaient des adhérents pour eux. Ils auraient aidé à frauder l'État pour plus de 10 millions.

Les créditeurs auraient incité leurs adeptes à se créer des numéros d'entreprises pour faire passer leurs dépenses personnelles comme des dépenses d'entreprises et demander des remboursements d'impôts frauduleux.

Ils leur auraient aussi enseigné comment se créer un compte aux États-Unis dans l'espoir de réaliser une fraude similaire.

Toujours selon l'ARC, Paquin et Cardin justifiaient leurs actes par une histoire nébuleuse selon laquelle le Canada aurait fait faillite en 1933 et serait maintenant une entreprise appartenant aux États-Unis, qui auraient créé une «entité» économique pour chaque individu né sur leur territoire.

Les enquêteurs croient qu'à eux seuls, Cardin et Paquin auraient propagé leur stratagème auprès d'une bonne centaine de personnes, lors de conférences payantes dans des hôtels d'Ottawa, Toronto, Laval et Québec.

Ils offraient aussi de produire les déclarations d'impôt de leurs adeptes pour un montant oscillant entre 1000 et 3200$. Leur comptable a avoué qu'elle pouvait en produire 10 par heure. Elle dit avoir aussi constaté un malaise chez les adhérents, car cette simple fraude fiscale à l'aide de fausses entreprises ne correspondait pas à ce qui avait été proposé lors des conférences.

L'ARC prétend finalement que Paquin et Cardin auraient ainsi amassé beaucoup d'argent qui n'a pas été déclaré au fisc. Par le passé, ils ont retourné à l'expéditeur les correspondances reçues du fédéral, en inscrivant sur les documents: «Refusé pour fraude et tentative d'extorsion». Ils auraient prétendument fait envoyer des lettres recommandées à des ministres, en signe de protestation.

«L'ARC trouve très préoccupant de voir que des contribuables continuent de participer au mouvement de contestation de l'impôt, qui affirme à tort que l'on peut refuser de produire sa déclaration de revenus et de prestations et de payer des impôts», a précisé l'organisme dans un communiqué hier.

Du côté de la Sûreté du Québec, c'est le Service des enquêtes sur la menace extrémiste qui a déclenché une enquête parallèle à celle de l'ARC, sur la fraude à l'endroit des gens qui participaient aux conférences.

Les patrouilleurs de la SQ ont été sensibilisés depuis quelques années à la possibilité que des «citoyens souverains» résistent violemment lors d'interventions policières, comme ce fut le cas aux États-Unis. L'an dernier, La Presse révélait aussi que le juge en chef de la Cour supérieure, François Rolland, avait demandé à la police d'enquêter sur ce mouvement, après que des adeptes eurent tenté à dix reprises d'inscrire une hypothèque mobilière sur les biens de juges québécois.

Vendre du rêve

Francesco Ruscito, un Montréalais identifié dans les actes d'accusation comme l'une des victimes de la fraude de Cardin et Paquin, a expliqué à La Presse qu'il était tombé dans le piège parce qu'il avait du mal à joindre les deux bouts et que les deux beaux parleurs semblaient avoir trouvé une solution magique à ses problèmes financiers.

«C'est comme s'ils étaient en train de vendre... un rêve. Quand tu es pogné, qu'il ne te reste plus rien, tu veux essayer d'autres choses», explique-t-il timidement.

«Tout le monde cherche une façon d'alléger les paiements qu'on fait au gouvernement. Les riches ont un certain système que personne ne connaît, comme les paradis fiscaux et tout ça. Seulement quelqu'un qui cherche beaucoup va trouver les façons de faire. Eux disaient avoir trouvé la méthode. On prenait des cours qui expliquaient ces choses. Je voulais comprendre ce que c'était exactement. Mais ça ne marchait pas pantoute! Des gens ont perdu leur maison, d'autres ont perdu un tas de choses», dit-il.