Dans les années 90, Jeffrey Wigand, communément surnommé «l'initié», a révélé au grand jour les pratiques douteuses des entreprises de tabac. Aujourd'hui, il a témoigné au palais de justice de Montréal, dans le cadre du double recours collectif intenté contre Imperial Tobacco, JTI Macdonald et Rothmans Benson&Hedges.

Jeffrey Wigand, dont l'histoire a fait l'objet du film américain The Insider en 1999, a été vice-président à la recherche et au développement de Brown&Williamson, société soeur d'Imperial Tobacco, il y a plus de 20 ans. Son témoignage doit faire la lumière sur les réunions à huis clos des directeurs et des scientifiques de ces entreprises.

Selon M. Wigand, les fabricants de tabac étaient bien conscients du danger de la fumée, particulièrement de la nicotine, qui crée la dépendance chez les fumeurs. Ils auraient caché aux consommateurs les risques sanitaires associés au tabac, comme la possibilité de contracter le cancer du poumon, du larynx ou de la gorge.

«Brown&Williamson soutenait tout le contraire: que la nicotine ne crée pas la dépendance, qu'elle ne compromet pas l'autonomie et que d'autres mécanismes expliquent que les gens continuent à fumer, a expliqué Jeffrey Wigand en anglais, interrogé par l'avocat Bruce Johnston. On affirmait aussi qu'il n'y avait aucune corrélation entre la cigarette et les maladies.»

Documents et procès-verbaux de réunions confidentielles à l'appui, «l'initié» a répété à maintes reprises que les scientifiques et les avocats des compagnies de tabac ont eu tout un rôle à jouer dans l'affaire.

«Je peux vous relater des discussions personnelles, dans des réunions de recherche qui avaient lieu à Vancouver, où tous les scientifiques comprenaient très bien que la nicotine créait la dépendance», a ajouté Jeffrey Wigand, en nommant les gens présents à ces rencontres.

Il affirme que ses supérieurs immédiats l'ont convoqué après qu'il eut inclus dans des comptes rendus officiels des passages sur les risques associés à la cigarette.

M. Wigand soutient aussi que les avocats des cigarettiers dictaient aux scientifiques les grandes lignes de leurs rapports. Lors d'une réunion à New York, le 17 janvier 1990, les conseillers juridiques étaient invités à «examiner et à vérifier les documents scientifiques produits par chaque entreprise», peut-on lire dans un document remis au juge.

Jeffrey Wigand a été embauché en janvier 1989 par Brown&Williamson. Son travail consistait à mener des recherches qui contrediraient les données scientifiques sur les dangers du tabac. «En fait, c'est pour cela que j'ai été engagé», a indiqué le docteur en biochimie.

Du côté des entreprises de tabac, on met en doute la pertinence des propos de l'homme que l'on surnomme «l'initié». D'après l'avocate Deborah Glendening, les preuves déposées par Bruce Johnston sont des «documents privilégiés» et ne sont pas admissibles en cour. Elle s'est levée à plusieurs reprises pour exprimer son mécontentement.

«On parle ici de rencontres avec des avocats de Brown&Williamson et non d'Imperial. Je ne représente pas les avocats de Brown&Williamson, qui n'est même pas poursuivie, a-t-elle martelé. M. Wigand n'a jamais visité Imperial et il n'a jamais été employé de cette compagnie. Je suggère que, à ce stade, nous écoutions ce qu'il sait d'Imperial.»

Mario Bujold, le directeur général du Conseil québécois sur le tabac et la santé (CQTS), auteur de l'un des recours collectifs, était dans la salle pour écouter le témoin vedette. À son avis, le témoignage de M. Wigand est d'une grande importance, car il est l'une des seules personnes «de l'intérieur» à avoir dénoncé les pratiques de l'industrie.

«Il était au centre des compagnies de tabac, c'est pourquoi son point de vue est important. Comme vice-président, il savait ce qui se passait à l'intérieur et il a compris rapidement qu'à Brown&Williamson, les avocats contrôlaient les messages qui allaient directement au public.»

Autorisés par la Cour supérieure du Québec, les deux recours collectifs sont entendus en même temps depuis mars dernier. Ils totalisent 27 milliards de dollars.