Hormis des matières fondues incrustées dans l'asphalte et des fragments de verre, rien n'indique qu'un drame d'une violence inouïe s'est produit rue Champagneur, il y a environ deux semaines. Yogarani Kunaratnam, 37 ans, mère de trois enfants, est morte brûlée vive dans la voiture de celui qui la harcelait, et qui s'est immolé en même temps.

Cet homme, c'est Pirapakaran Navaratnam, originaire du Sri Lanka, tout comme la victime. Ils se seraient connus quelques années auparavant. L'homme de 41 ans faisait apparemment une fixation sur Mme Kunaratnam. Il la harcelait et tenait des propos inquiétants. Elle le craignait, au point de porter plainte à la police.

Arrêté par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), il a comparu le 3 octobre dernier en cour municipale, où il a été accusé de harcèlement, de menaces et d'intimidation pour divers incidents survenus depuis le 1er septembre à l'endroit de Yogarani Kunaratnam et de sa famille. Il est resté détenu jusqu'au 9 octobre, jour où il a été mis en liberté sous conditions, après avoir plaidé coupable à certaines des accusations et avoir fait une crise de larmes devant le tribunal.

On l'ignorait alors, mais c'est une bombe à retardement qui a été relâchée ce jour-là.

Une bombe avec un compte à rebours de 20 jours.

Bidons d'essence

Qu'a fait Pirapakaran Navaratnam de ces 20 jours? Ses collègues du restaurant du Vieux-Montréal où il travaillait comme cuistot ne l'avaient pas vu depuis près d'un mois quand La Presse est passée.

Manifestement, à un certain moment, l'homme a décidé de mourir en amenant Yogarani avec lui. Il s'est procuré des bidons d'essence, qu'il a placés dans son véhicule, avec du carton. Le matin du 29 octobre, il se serait rendu près du domicile de Yogarani et l'aurait épiée quand elle est sortie, selon Laurent Gingras, porte-parole du SPVM.

Une commerçante du secteur, que La Presse a rencontrée, assure que la femme est passée avec la cadette de ses filles, le lundi matin, vers 8h30. «Elle a ouvert la porte du magasin, elle m'a fait bonjour, et est repartie», a raconté la femme, qui ne veut pas être identifiée. Elle pense que Mme Navaratnam conduisait sa fille à l'école. Une trentaine de minutes plus tard, un peu plus au sud dans la rue Champagneur, une camionnette garée illégalement devant l'entrée d'un résidant s'est enflammée. Ce résidant s'est précipité en voyant le feu. Il pouvait voir que la porte du côté conducteur était ouverte, mais le reste n'était que flammes et fumée. Il n'entendait aucun cri, seulement la furie du feu.

Les pompiers ont trouvé les deux corps carbonisés dans le véhicule. La police croit que l'homme s'est garé là, a agrippé Yogarani quand elle est passée et l'a forcée à monter avec lui avant de mettre le feu.

La pluie, et bientôt la neige, feront disparaître les dernières traces visibles du drame, rue Champagneur. Mais la tragédie, elle se perpétue au quotidien dans un appartement de la même rue, où trois enfants et leur père, anéantis, doivent apprendre à vivre avec la fin cruelle de Yogarani - et son immense absence.

Pourquoi, pourquoi, pourquoi? demandent-ils.

«Un gars impulsif, qui s'énervait facilement»

À L'Assommoir, où il a travaillé environ six mois, ses collègues en cuisine l'appelaient Pirapa. «C'était un gars nerveux, impulsif, qui s'énervait facilement. Il fallait faire attention. On se prenait la tête, des fois», a confié l'un deux. Certains se souviennent que Pirapa était souvent au téléphone. Il disait qu'il recevait des appels d'une femme et se fâchait. Une fois, enragé, il aurait même cassé un téléphone. «Il ne parlait pas de sa vie privée, il allait à la bibliothèque», a indiqué Benoît Lefebvre, qui le connaissait un peu plus. Pirapa aurait raconté qu'il avait déjà poignardé quelqu'un en cuisine avec un tesson de bouteille, dans un emploi précédent, mais que l'affaire n'avait pas été judiciarisée.

Une chose est sûre: Pirapakaran Navaratnam n'en était pas à ses premières frasques en matière de menaces et de harcèlement. En 2010, il a été accusé de menaces à l'endroit d'une femme âgée, tamoule comme lui et résidante du même quartier, dans Parc-Extension. L'affaire s'est conclue en avril 2011 lorsque le procureur de la cour municipale a annoncé qu'il n'avait pas de preuve à présenter.

Le 3 octobre dernier, Pirapakaran a comparu détenu à la cour municipale pour son dossier relatif à Yogarani Kunaratnam. Son attitude a dû susciter quelque interrogation, puisqu'il a été évalué par le service d'urgence psychosociale, a-t-on noté dans le dossier. Il a été jugé apte. Son enquête sous cautionnement a été remise au lendemain, puis reportée à la semaine suivante, avec l'accord de l'accusé. Celui-ci s'est toutefois affolé et, les mots se bousculant dans sa bouche, il a notamment dit devant le tribunal «qu'ils lui faisaient du mal, qu'il ne voulait pas se faire du mal à lui-même encore, qu'il se sentait coupable, car il pleurait trop».

Pas un criminel

Lors de la dernière séance, le 9 octobre, Pirapakaran, assisté d'un interprète, a plaidé coupable à certaines accusations. Me Alexandre Goyette a fait valoir que son client envisageait de porter une plainte croisée contre la plaignante, car il se disait lui aussi harcelé par la dame. Quoi qu'il en soit, au moment où on lui énumérait ses conditions de mise en liberté, au lieu de se réjouir, Pirapakaran a éclaté, s'est mis à sangloter et à se plaindre dans un anglais approximatif.

«Je veux vivre dans ce pays. Je ne suis pas un criminel, je ne suis pas coupable, pas coupable, pas coupable.» Il s'est ensuite lancé dans une tirade dans laquelle il disait «vouloir faire sa vie ici, ne pas vouloir vivre comme un criminel, ne pas pouvoir vivre dans son pays natal, n'avoir jamais fait de mal à personne, n'être pas coupable, pas coupable, pas coupable».

Cette attitude déroutante a manifestement été interprétée comme un débordement d'émotivité, une différence culturelle, voire un problème de langue, plutôt qu'un mal plus profond. Le juge Denis Laberge a suspendu la séance, le temps que Me Goyette aille voir son client. À la reprise, l'accusé était plus calme. Il a été libéré et devait être de retour devant le tribunal le 27 novembre pour les plaidoiries sur sa peine. Le procureur de la Ville, Me Benoît Laberge, a demandé que la plaignante soit présente lors des plaidoiries.

Mais le 27, ni l'un ni l'autre n'y sera.

Pourquoi Yogarani craignait-elle Pirapakaran? Même si l'homme a plaidé coupable, les faits n'avaient pas encore été révélés à la Cour. Me Laberge a refusé de discuter de cette affaire et a dirigé La Presse vers la Ville de Montréal. Au Service de police de la Ville de Montréal, on signalait la semaine dernière que l'enquête policière était terminée. Homicide et suicide. Peu de détails ont filtré.

À quoi bon, maintenant.

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Ce que Pirapakaran a dit en Cour municipale

Le 9 octobre 2012, p.m.

Lors de sa remise en liberté, après avoir plaidé coupable

Pirapa : Excuse me...

Avocat : Écoutez les conditions

Pirapa : Non, je veux vivre dans ce pays, OK. Je ne suis pas criminel, je ne suis pas coupable. Je ne suis pas coupable. Je ne suis pas coupable (pleurs). Je ne suis pas coupable. Parce que je veux rester longtemps, je veux faire ma vie ici. Je ne veux pas vivre comme un homme coupable dans ce pays. Je ne peux pas vivre dans mon pays, c'est pourquoi je vis..., mais je ne suis pas coupable. Je veux donner à elle, je ne suis pas coupable, je m'en fous de sa famille, parce que je connais sa soeur, c'est pour ça que je l'ai appelée. Vous pensez que je suis un criminel, je ne suis pas un criminel, je n'ai jamais fait de mal à personne dans ma vie. Je ne veux pas coupable (pleurs)

Le 4 octobre 2012, p.m.

Enquête sous cautionnement reportée à la semaine suivante

Pirapa : Comme ça, je dois rester quatre jours en prison?

Avocat défense : On pourrait faire certaines vérifications pour confirmer...

Pirapa : Je n'ai pas... Dans mon coeur, OK, s'ils avaient écouté mon ami, je serais déjà libre. Ils m'ont fait beaucoup de mal, OK. Je me sens coupable, car je pleure trop.  Je (incompréhensible.) Une fois de plus, je ne veux pas me faire de mal, OK? Alors, si ce dossier continue, je veux que ça se passe dans ma langue, je veux entendre, je veux comprendre. Le temps que vous voulez attendre, je vais attendre. Pas de problème. Je veux que ça soit traduit dans ma langue. Je veux bien comprendre, car je ne veux me faire du mal encore plus à moi-même. Parce que quelqu'un me fait du mal sans raison. L'année passée, quelque chose... j'aime...   plus que... (incompréhensible...) Même si je ne prends pas d'avocat ...(incompréhensible.)

Juge : Est-ce qu'il y a eu des discussions?

Avocat défense : On est trop éloigné Votre Seigneurie, il n'y a rien à faire.

Le 23 décembre, 2010 p.m.

Remise en liberté dans un dossier de menaces contre une femme âgée

Avocate de la Ville : Écoutez les conditions de remises en liberté, M. Navaratnam

Pirapa : Je veux... (incompréhensible), respire fort...

Avocate de la Ville : Monsieur,  vous allez être relâché, OK?

Pirapa : Non, non, (pleurs), je ne suis pas coupable.

Avocate de la Ville : Vous pouvez parler avec votre avocat, mais aujourd'hui, vous allez être relâché.

Pirapa : Non, je ne veux pas m'en aller. Je ne veux pas m'en aller. Je ne veux pas m'en aller.

Quelqu'un de la Cour : On va suspendre...

Pirapa : Peu importe ce que vous me donnez, minimum trois mois. Je ... (incompréhensible.)

Quelqu'un de la Cour : On va suspendre monsieur le juge.

(L'homme s'exprimait dans un anglais approximatif.)