Les recours collectifs contre trois fabricants de cigarettes, entendus à Montréal depuis près d'un mois, abordent aujourd'hui la destruction de documents compromettants par l'industrie du tabac. Un dossier pour le moins épineux. Fait inusité, deux avocats montréalais font partie de la liste des témoins. Le premier, Me Roger Ackman, doit se présenter à la barre dès ce matin pour être interrogé à ce sujet.

Le deuxième, Me Simon Potter, est lui-même le procureur de l'une des firmes visées par les recours collectifs. Son nom est cité dans un jugement d'un tribunal américain comme l'un des avocats qui ont joué un rôle dans la destruction de documents. Il figure aussi dans des lettres produites au procès en cours à Montréal, présidé par le juge Brian Riordan.

Dès les années 50, des recherches faites dans leurs propres laboratoires ont montré aux compagnies de tabac que la fumée de cigarette provoquait la dépendance, le cancer et d'autres maladies. Ces résultats ont été cachés au public. Lorsque des fumeurs et des gouvernements ont intenté des poursuites judiciaires, les cigarettiers, guidés par leurs procureurs, ont compris qu'il était risqué de voir ces rapports de recherche aboutir devant les tribunaux.

Me Ackman, ancien directeur des services juridiques d'Imperial Tobacco, est allé jusqu'en Cour d'appel pour ne pas avoir à comparaître, mais la Cour a rejeté sa requête le 15 mars. Il est maintenant à la retraite.

À moins d'un imprévu, Me Potter, procureur de Rothmans Benson&Hedges dans le procès qui se déroule au palais de justice de Montréal, devra lui aussi témoigner sur sa participation à la destruction de documents pour le compte de son client de l'époque, Imperial Tobacco. Il est exceptionnel qu'un avocat actif dans un procès soit lui-même appelé à y témoigner.

Un avocat bien en vue

Me Potter, ancien président de l'Association du Barreau canadien (2002-2003), a longtemps été conseiller juridique pour Imperial Tobacco à Montréal, dans le cabinet Ogilvy Renault. Maintenant chez McCarthy Tétrault, il est un avocat bien en vue au Québec. Son nom a souvent figuré dans le Chambers Global: The World's Leading Lawyers for Business, qui recense les meilleurs avocats d'affaires au monde.

Son nom figure aussi dans un jugement dévastateur pour l'industrie du tabac rendu par la Cour fédérale américaine en 2006. Dans une décision de 1653 pages, la juge Gladys Kessler a déclaré les compagnies de cigarettes américaines - dont Brown&Williamson, alors société soeur d'Imperial Tobacco - coupables de fraude en vertu du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act (RICO).

D'entrée de jeu, la juge Kessler accuse les avocats de l'industrie d'avoir joué un rôle central dans la fraude visant à tromper la population sur la réelle nocivité du tabac. Elle leur reproche notamment d'avoir «élaboré puis mis en vigueur des directives de destruction de documents» afin que ceux-ci ne puissent pas être utilisés comme pièces à conviction devant les tribunaux. «Quel chapitre triste et troublant dans l'histoire d'une profession honorable et souvent courageuse», écrit-elle.

Plus loin, elle consacre une section de son jugement à la destruction des documents. Elle relate des faits et cite des noms, dont celui de Me Potter et de la British American Tobacco (BAT), société mère de Brown&Williamson aux États-Unis et d'Imperial Tobacco à Montréal.

À l'été 1992 (le 5 juin), Me Potter a écrit une lettre à des avocats du groupe BAT indiquant qu'Imperial Tobacco projetait la destruction de 60 documents, dont des études scientifiques, souligne la juge. Dans une autre lettre, l'avocat confirmait que des documents avaient été détruits.

Un des destinataires de ces lettres, Me David Schechter, a lui-même reconnu qu'Imperial Tobacco avait détruit les documents pour protéger la société soeur Brown&Williamson, engagée dans des litiges juridiques aux États-Unis, précise la juge. Me Schechter, ancien conseiller juridique de BAT aux États-Unis, a été interrogé au procès présidé par Mme Kessler.

Au cours de cet interrogatoire, le procureur du gouvernement américain, Me Jerrob Duffy, pose cette question à Me Schechter: «Se pourrait-il qu'un des buts (de la destruction gérée par Me Potter) ait été de limiter ou d'éviter toute découverte dans les litiges sur le tabac et la santé?» Après bien des hésitations, Me Schechter répond: «Oui».

L'industrie craignait les tribunaux

Un autre destinataire des lettres de Me Simon Potter, Me John Meltzer, a été interrogé à Londres, le 6 mars dernier, pour les recours collectifs actuellement en cours à Montréal. Me Meltzer était le conseiller juridique externe de BAT en Grande-Bretagne.

Dans son interrogatoire, Me Meltzer admet qu'il a eu des discussions avec Me Potter sur la gestion des documents internes d'Imperial Tobacco en rapport avec le litige sur la loi C-51, la loi canadienne limitant la publicité sur le tabac. Au tournant des années 90, Imperial et d'autres firmes contestaient cette loi devant les tribunaux. Les procureurs du gouvernement canadien avaient exigé que les sociétés leur transmettent des documents internes.

Ce geste aurait alerté les dirigeants de l'industrie, y compris les sociétés mères comme BAT. Celle-ci s'inquiétait que des documents compromettants puissent dorénavant être produits dans des cours de justice partout dans le monde. Il était donc urgent soit de les détruire, soit de les rapatrier en Grande-Bretagne. Si les originaux quittaient le Canada, par exemple, il serait plus difficile d'exiger qu'ils soients présentés dans un palais de justice canadien.

Le 5 juin 1992, Me Meltzer a donc reçu une lettre de Me Potter (la lettre dont parle la juge américaine Gladys Kessler). Me Meltzer a immédiatement enviyé un fax à Me Stuart Chalfen, principal avocat de BAT. Intitulé «Lettre d'Ogilvy Renault», le fax indique que les avocats ont pris en compte l'impact potentiel des rapports de recherche présents au Canada sur les litiges juridiques.

Les avocats avaient noté que 83 documents portaient sur des résultats «délicats» de travaux de recherche. «La lettre d'Ogilvy Renault rapporte que 60 documents sont maintenant détruits», souligne le fax.

Parmi ces documents se trouvaient des rapports de recherches réalisées dans le laboratoire de BAT à Francfort, en Allemagne. Une expérience consistait à appliquer un condensé de fumée de tabac sur le dos de souris et de hamsters: des tumeurs apparaissaient systématiquement sur leur peau. Après avoir propulsé de la fumée dans la gueule de hamsters, les scientifiques ont conclu que «la fumée de tabac semble déclencher le cancer du larynx». Le lien entre tabac et cancer était prouvé hors de tout doute. Mais en public, l'industrie s'entêtait à le nier.

Me Potter a décliné notre demande d'entrevue.

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Deux recours collectifs: 27 milliards

Un premier recours collectif réclame 10 000 $ pour chacun des 1,78 million de fumeurs devenus dépendants à la nicotine (17,8 milliards). Un second recours réclame 105 000 $ pour chacun des 90 000 fumeurs frappés d'un cancer ou d'emphysème (9,5 milliards).