Vous êtes-vous fait arrêter au volant pour une simple vérification au cours de la dernière année? Si vous êtes blanc, probablement pas. La réponse change probablement si vous êtes noir. Le profilage racial est un symptôme de nos stéréotypes. Récit d'une expérience éclairante.

La Mercedes grise arpente les rues tranquilles depuis quelques heures en ce mercredi soir de décembre. Jeff Cléophat a croisé deux autopatrouilles de la police de Montréal sur son passage. L'une d'elles s'immobilise sur une rue déserte au passage de la Mercedes. Le policier le suit longuement du regard dans son rétroviseur, avant de reculer un peu sur la rue en contresens pour observer ses déplacements. Il finit par repartir. Dès qu'elle traverse le pont Viau menant à Laval, la Mercedes se fait intercepter.

Une vérification au hasard, disent les policiers.

Une de plus, soupire Jeff.

Ce Lavallois est au coeur d'une saga judiciaire depuis le 17 janvier 2008. Ce jour-là, cet entrepreneur en marketing sans histoire rentre chez lui en voiture.

Chemin faisant, il croise deux policiers à bord d'une autopatrouille. L'un d'eux a raconté en cour avoir remarqué des dommages sur le parechoc avant, pour justifier l'intervention.

Les policiers actionnent donc les gyrophares lorsque M. Cléophat est presque arrivé à la maison.

Les agents demandent au jeune homme de fournir ses papiers, «à des fins de vérification». M. Cléophat refuse à plusieurs reprises, sous prétexte qu'il n'y a aucune raison valable pour l'interpeller. Le ton monte. Les policiers lui passent les menottes et appellent même des renforts.

Jeff Cléophat est finalement accusé d'entrave au travail des policiers. Il conteste.

L'affaire se transporte devant les tribunaux. «Le défendeur s'est-il vu poursuivre par les policiers parce qu'il est noir? Était-il dans une situation de profilage racial?», peut-on lire dans l'analyse du jugement, rendu en août 2010. Le juge a finalement décidé d'acquitter Jeff Cléophat. Son arrestation était illégale, a-t-il statué.

Mais voilà, un juge d'appel de la Cour supérieure vient de casser ce jugement. Le juge de première instance a commis une erreur, a tranché le magistrat. La Ville de Laval, qui représente les deux agents, a fait valoir que toute personne interceptée par la police doit fournir ses papiers à tout prix.

La cause se transportera à nouveau devant la cour municipale. Mais cette fois, l'avocat de M. Cléophat tentera de faire valoir que son client a été victime de profilage racial.

Lorsqu'il a rencontré La Presse la première fois, au tribunal, Jeff Cléophat disait se faire encore arrêter régulièrement par les policiers, «à des fins de vérification». «Je ne veux pas jouer à la victime, je n'ai pas cette mentalité. Je coopère quand les policiers m'arrêtent. Mais ce soir-là, ils étaient agressifs et fendants», déplorait-il.

L'expérience

Pour prendre le pouls de la situation, La Presse a donc proposé à M. Cléophat de suivre son véhicule pour une tournée dans la grande région de Montréal. Notre complice, dont le seul crime est d'aimer les belles voitures, a utilisé sa Mercedes grise dans le cadre de notre reportage.

Notre homme s'est fait intercepter pour une «vérification au hasard» dès la première sortie. Il n'avait pourtant enfreint aucun règlement au Code de la sécurité routière et n'a reçu aucune contravention.

Lorsque la Mercedes est arrivée à la hauteur de l'autopatrouille, les policiers lui ont demandé de se ranger en bordure du boulevard des Laurentides, à Laval, pour une vérification. Poliment, reconnaît M. Cléophat. «Ils m'ont demandé si le véhicule était à moi, ce que je faisais...»

Tout juste après l'interception, la même autopatrouille est revenue à la charge en voyant La Presse discuter avec M. Cléophat un peu plus loin sur le boulevard des Laurentides, à l'extérieur de nos véhicules respectifs. Les deux policiers ont aussi intercepté le journaliste de La Presse un peu plus tard.

Pour quel motif? «On trouvait ça bizarre de vous voir discuter avec le gars de la Mercedes», a candidement répondu l'un des agents.

Notre homme a été arrêté une fois, mais des policiers l'ont suivi à plusieurs reprises, à différents endroits dans la grande région métropolitaine.

Confrontée aux résultats de notre balade, la police de Laval a dit prendre le profilage racial très au sérieux, mais indique que les policiers ne sont pas imperméables aux erreurs de jugement. «Notre défi est de dire aux policiers de mettre leurs stéréotypes de côté lorsqu'ils travaillent», résume l'inspecteur-chef André Python, adjoint à la direction des opérations policières et au Service de protection du citoyen à la police de Laval.

Pas un cas isolé

Mince consolation, M. Cléophat n'est pas le seul à devoir se soumettre régulièrement à ces contrôles humiliants.

Pour Yves, avocat et homme d'affaires québécois d'origine haïtienne, qui nous a demandé de ne pas dévoiler son nom, ces vérifications sont monnaie courante. «Ici, je me fais arrêter pour des vérifications au hasard quatre ou cinq fois par année. À New York, où j'habite depuis quelques années, la seule fois où on m'a intercepté, c'est parce que j'avais un feu brûlé», dit-il.

Dans une lettre ouverte publiée dans nos pages il y a quelques mois, une mère lavalloise racontait que son fils adoptif, un Noir, s'était fait arrêter neuf fois en quelques mois par la police de Laval. Son autre fils, blanc, qui venait lui aussi d'obtenir son permis, n'avait jamais été interpelé pour une de ses vérifications au hasard.

Le profilage racial a d'ailleurs fait l'objet d'un accablant rapport, publié en 2010 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ), dans lequel on dépeint le profilage comme un fléau grave et insidieux, caractérisé par le principe de «deux poids deux mesures». On y apprend, entre autres, qu'entre 2001 et 2007, la fréquence des contrôles d'identité, notamment ceux faits auprès des conducteurs d'automobile, a augmenté de 60% à Montréal, mais de 125% à Montréal-Nord et de 91% dans le quartier Saint-Michel, surtout à l'endroit des Noirs. Les policiers du groupe Éclipse, une escouade qui patrouillait surtout dans les rues de Montréal-Nord, ont maintes fois été montrés du doigt dans le rapport sur leur comportement, surtout après les émeutes de 2008.

Si Jeff Cléophat a accepté de prendre part à notre reportage, c'est dans l'espoir de provoquer un changement de mentalité chez les policiers. Et d'enfin pouvoir rouler en paix.