Au cours des des dernières années, les efforts policiers et ceux de la communauté ont contribué à faire chuter de 28 à 4 le nombre de piqueries dans Hochelaga-Maisonneuve, quartier historiquement aux prises avec la toxicomanie et la prostitution. Si les «piaules» se font plus rares, le nombre de consommateurs demeure le même. Enquête sur un fléau tenace et impossible à enrayer.

Tout a commencé dans la nuit du 3 juin 2008, quand un cocktail Molotov a été lancé par erreur dans une chambre où dormaient deux enfants, rue Joliette. Le suspect visait une piquerie voisine.

L'incident n'a pas fait de victimes, grâce à l'intervention rapide du père. Cette faute grave a cependant été le déclencheur de plusieurs offensives musclées orchestrées pour venir à bout des piqueries. Environ un an après avoir été promu à la tête du poste de quartier 23, l'inspecteur d'unité François Cayer mène cette guerre acharnée. «On sait que ça joue dur dans le milieu, mais quand ça commence à menacer des innocents...», dit le policier, qui s'est donné comme objectif de lutter contre ce fléau à son arrivée au poste 23.

Avril 2010. Le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) lance l'opération Eraser, un imposant ménage du printemps au terme duquel 35 suspects liés à un réseau de trafiquants sont arrêtés. Un an auparavant, le projet Pépin avait mis fin aux activités de onze piqueries réparties dans au moins cinq immeubles appartenant au même individu.

Chacune de ces rafles porte ses fruits et déstabilise momentanément le négoce de la drogue, principalement du crack dans le quartier. «L'approvisionnement devient difficile. En manque, les prostituées demandent aux policiers où trouver de la drogue et les ambulanciers recueillent des gens en convulsion dans les ruelles», raconte l'inspecteur Cayer, rencontré dans son bureau, rue Hochelaga.



Photo: François Roy, La Presse

Des policiers planifient le quart de travail du soir. Leur objectif : lutter contre les piqueries.

Les familles d'Hochelaga

Depuis des générations, trois familles de criminels se partagent les rues d'Hochelaga-Maisonneuve. Des criminels indépendants de deuxième catégorie, qui ont des liens avec le crime organisé. Intouchables, ils sont rois et maîtres dans le quartier. Chaque famille aurait un territoire délimité.

Attirés par l'appât du gain, des gens de l'extérieur -des gangs de rue notamment- ont tenté, en vain, de s'approprier un morceau de cette chasse gardée de l'est de la ville.

S'il existe une paix relative entre les familles, il arrive que des conflits éclatent pour le contrôle de la drogue, parfois entre des acteurs mineurs. Les policiers ont récemment rapporté plusieurs agressions et crimes violents liés aux piqueries, ce qui a motivé la frappe policière d'octobre dernier. Le marché risque de nouveau d'être déstabilisé par cette opération (voir autre texte).

C'est sans compter la récente libération de plusieurs membres des Hells Angels arrêtés dans le cadre de l'opération SharQc. Les Hells Angels ont toujours entretenu des liens avec les familles d'Hochelaga, sans toutefois s'immiscer dans leurs affaires.

Histoire d'un quartier dur

François Cayer était patrouilleur lorsqu'il a commencé à arpenter les rues d'Hochelaga-Maisonneuve, à la fin des années 80. À l'époque, les filles qui se prostituaient sur la Main ont massivement migré vers ce quartier populaire de l'est de la métropole pour fuir la répression. Plusieurs piqueries ont vu le jour. Le quartier s'est détérioré. Le ver, tranquillement, s'est mis à ronger la pomme.

Au fil des années, des propriétaires, étudiants et professionnels ont commencé à emménager. L'ancienne usine Lavo, rue Joliette, a été rasée au profit de chic condos. Les boutiques, cafés et commerces tendance ont enjolivé la Promenade Ontario, dominée désormais par la place Valois.

Le quartier s'est embourgeoisé, et dans sa mutation, le fossé entre les riches et les pauvres s'est creusé.

Les prostituées et les toxicomanes ont été refoulés peu à peu vers le sud-est du quartier, secteur résidentiel et industriel un peu plus mal famé. C'est là que les dernières piqueries résistent toujours, presque devenues des vestiges anachroniques d'un quartier en ébullition.

À la source de tous les maux

Si le nombre de piqueries a chuté, le nombre de consommateurs reste le même, nuance l'inspecteur Cayer. «Moi, je me suis fait un devoir d'éradiquer les piqueries, parce qu'elles sont à la source de la majorité de nos problèmes», lance sans détour le policier.

À l'aide d'un schéma, il explique que les piqueries génèrent de la narcocriminalité et de la narcoprostitution. Ainsi, le besoin de consommer de la drogue incite les hommes -pour la plupart- à commettre des délits comme des agressions, des vols, des introductions par effraction et d'autres incivilités, tandis que les femmes se tournent vers la prostitution et la sollicitation. Un cercle vicieux, résume François Cayer.

Photo: François Roy, La Presse

Une policière discute avec une femme décharnée près du 3629 Sainte-Catherine.

Les problèmes sociaux qui collent au quartier viennent huiler encore plus un tel engrenage. «Il y a huit écoles primaires et une secondaire. Le taux de décrochage est élevé. On se retrouve avec une population qui bénéficie de l'aide sociale d'une génération à l'autre», constate le policier.

Contrairement à d'autres quartiers, ici, les policiers n'ont pas le choix de tisser des liens avec des partenaires du milieu pour trouver des solutions. Parce que la seule répression policière ne fonctionne pas. Le poste 23 a formé un comité de sécurité et de prévention avec les élus et les organismes. «Comme c'est impossible d'éradiquer la consommation de stupéfiants ou la prostitution, on adopte l'approche communautaire et on travaille sur la réduction des méfaits.»

Pas évident pour des policiers, formés pour départager les choses de manière manichéenne, de s'ajuster à une telle philosophie. «La société change, les gens aussi, et ils tolèrent plus de choses. Je suis ouvert à trouver des solutions», explique M. Cayer.

Bien sûr, la population est divisée sur ces enjeux. D'un côté, les habitués tolèrent les filles et les piqueries parce qu'elles font partie du quartier depuis longtemps ou relèvent de problèmes sociaux importants. De l'autre, des résidants -les nouveaux propriétaires surtout- aimeraient bien voir la police multiplier les offensives contre ces marginaux. «Les résidants "de souche" peuvent se faire poignarder à trois reprises et ne pas porter plainte sous prétexte de régler le problème seuls. Le nouveau va appeler pour se plaindre du bruit ou du va-et-vient chez un voisin», illustre l'inspecteur d'unité.

Projet Pivot

Depuis 2009, le projet Pivot constitue une arme efficace pour réduire le nombre de piqueries dans le quartier. Son objectif: responsabiliser les propriétaires d'édifices abritant des piqueries et mettre de la pression sur eux.

Les policiers font des visites dans ces immeubles en compagnie d'inspecteurs en bâtiment de l'arrondissement et de pompiers. «On doit d'abord assurer la sécurité des inspecteurs et des pompiers», indique M. Cayer.

Qui sont ces propriétaires? Des gens de l'extérieur qui encaissent le loyer, des prête-noms et parfois des gens dépassés par les événements ou intimidés par les trafiquants. Leur collaboration est pourtant cruciale pour fermer les piqueries, de même que leur témoignage devant la Régie du logement pour évincer les locataires, des prête-noms la plupart du temps. Les policiers accompagnent devant la cour les propriétaires qui souhaitent faire le ménage de leurs immeubles.

Mais plusieurs refusent de s'en mêler et se contentent d'encaisser le loyer, toujours au rendez-vous.

En argent comptant le plus souvent.

Photo: François Roy, La Presse

Une des personnes arrêtées dans la rafle du 19 octobre.