En grève depuis une semaine, les procureurs de la Couronne du Québec et les juristes de l'État sont convaincus que les dés sont pipés. Leurs associations professionnelles respectives accusent le gouvernement Charest d'avoir rompu les négociations pour mieux les forcer à rentrer au travail grâce à une loi d'exception.

Le président de l'Association des procureurs aux poursuites criminelles et pénales du Québec, Me Christian Leblanc, soupçonne le gouvernement d'avoir déjà écrit la loi avec l'intention de la déposer vendredi.

«Nous sommes dans une pièce de théâtre dont nous sommes les seuls à ne pas avoir le script», a lancé le représentant des 450 procureurs en grève, hier, en conférence de presse dans un hôtel de Montréal. Ce serait la deuxième fois que le gouvernement du Québec imposerait par décret les conditions de travail de ses procureurs. Le gouvernement Charest avait agi ainsi en 2007, alors que les procureurs n'étaient même pas en négociations.

Les négociations avec les procureurs de la Couronne sont rompues depuis lundi, tandis qu'elles ont cessé hier avec les juristes de l'État. Les parties s'accusent mutuellement d'être de mauvaise foi.

L'Association des procureurs dénonce l'intransigeance de l'État et souligne qu'elle lui a fait savoir qu'elle était prête à étaler sur plusieurs années le rattrapage salarial de 35 à 40% qu'elle réclame. Cela représenterait des dépenses supplémentaires de 14 millions par an. Quant à l'Association des juristes de l'État, elle a averti le gouvernement qu'elle ne négocierait pas sous la menace.

«Il est paradoxal, alors que les avocats plaideurs du gouvernement ont notamment pour mission de protéger les droits individuels devant les tribunaux une journée, le lendemain, le gouvernement leur nie un de ces droits, soit le droit d'association», a fait valoir Me Éric Dufour, de l'Association des juristes de l'État, qui compte 1000 membres.

«Les procureurs n'ont pas peur d'une loi spéciale. Ils ont peur pour l'institution, pour les victimes et pour les témoins. Cela va prendre au moins deux générations pour s'en remettre, alors que nous vivons déjà dans un système de justice affaibli», a poursuivi Me Leblanc de l'Association des procureurs. La Couronne n'arrive plus à attirer les meilleurs candidats ni à retenir les avocats d'expérience, selon lui.

Québec souhaite «une entente négociée»

Les deux associations font front commun, si bien qu'elles ne présenteront les offres patronales à leurs membres que lorsqu'elles seront équivalentes pour les deux groupes.

Le ministre de la Justice du Québec, Jean-Marc Fournier, n'a pas voulu se prononcer sur la possibilité de forcer les procureurs à retourner au travail: «Répondre à votre question aujourd'hui (hier), c'est dire que la négociation est terminée (...) Le plan A, qui est le seul plan sur lequel nous travaillons, c'est de bien faire comprendre ce qui est sur la table, qui est, à notre avis, substantiel.»

«Tout ce qui reste sur la table de négociations, c'est la table», a rétorqué Me Leblanc.

En point de presse à Québec, la présidente du Conseil du Trésor, Michelle Courchesne, a pour sa part insisté sur le fait que l'État souhaite une «entente négociée». Elle a décoché au passage une flèche à l'Association des procureurs: «Ce n'est certainement pas en passant nos journées devant les médias qu'on va trouver une entente négociée. Ça doit se faire autour d'une table de négociations.»

Plus tôt dans la journée, une soixantaine de procureurs de la Couronne ont bravé le froid glacial pour manifester devant le centre judiciaire Gouin, dans le nord de Montréal, où se déroule une importante requête en arrêt de procédure formulée par les Hells Angels. Ils étaient aussi plusieurs dizaines à manifester devant le palais de justice de Montréal.

«Manque de ressources»

«Le gouvernement ne veut pas ouvrir de commission d'enquête sur la construction. Il nous demande de mener à bien les dossiers sur la corruption et sur les organisations criminelles, mais il ne nous donne pas les outils pour le faire», a souligné Me Éric de Champlain, procureur au Bureau de lutte au crime organisé (BLACO), présent à la manifestation.

Me de Champlain est l'un des 10 procureurs de la Couronne affectés au dossier SharQc, cette vaste enquête policière qui a mené à l'arrestation de 156 Hells Angels et sympathisants, en avril 2009. Depuis le début de la grève, ils ne sont que trois procureurs (deux requis en vertu des services essentiels et un procureur-cadre de Québec) à affronter une soixantaine d'avocats de la défense.

En temps normal, une dizaine de procureurs de la Couronne travailleraient à cette affaire. Si la requête est accueillie, tous les motards seront libérés.

«Au BLACO, il y a un manque flagrant de ressources. Nous sommes 38 pour desservir l'ensemble de la province. Les procès de membres du crime organisé sont souvent de longue durée. Les requêtes de la défense sont nombreuses et les avocats de la défense sont toujours aussi très nombreux», a souligné Me de Champlain, qui compte 14 ans d'expérience comme avocat.

Selon l'Association des procureurs, pour les procureurs de la Couronne qui affrontent des organisations criminelles aux moyens financiers colossaux, l'indépendance financière est capitale. «Si je déménage demain en Ontario, je vais gagner 70 000$ de plus pour faire le même travail», ajoute Me de Champlain, qui a notamment mené le premier procès au Canada dans lequel des membres de gang de rue ont été condamnés pour gangstérisme.