Doit-on ou non tenir une commission d'enquête sur les allégations de corruption et de collusion dans l'industrie de la construction? Mais qu'est-ce qu'une commission d'enquête? Quand devient-elle nécessaire et que peut-elle apporter? Retournons 35 ans en arrière au moment de la formation de la commission Cliche, dont l'un des commissaires était un jeune syndicaliste du nom de Guy Chevrette.

Q Qu'est-ce qui est à l'origine de la commission Cliche?

R Le saccage de la Baie-James et la confrontation entre les centrales syndicales. La FTQ cherchait le monopole dans la construction et la CSN ne voulait pas se laisser faire. Ç'a bardé et ç'a coûté une trentaine de millions aux Québécois. Auparavant, il y avait aussi eu des batailles rangées sur d'autres gros chantiers. Ça s'est battu avec des instruments pas trop jolis: des bouts de chaîne, des bâtons de baseball. Tout est sorti après que le gouvernement eut décidé de tenir une enquête publique.

 

Q Peut-on comparer le climat régnant à l'époque à celui d'aujourd'hui?

R Aujourd'hui, il y a plus de subtilités. C'est moins ouvert que les batailles rangées à l'entrée des grands chantiers. On entend moins de gens parler. Mais ce qui est nouveau par rapport à l'enquête Cliche, c'est la collusion patronale contre des patrons. J'ai reçu beaucoup d'appels d'entrepreneurs qui ne sont même pas capables de mettre un pied à Montréal ou à Laval. On m'a dit que ça existait à l'époque, mais ce n'était pas sorti avec autant d'acuité que présentement.

Q Comment vous êtes-vous retrouvé commissaire?

R Dans cette enquête, Brian Mulroney représentait le monde patronal. Et on cherchait quelqu'un du monde syndical. J'étais alors vice-président de la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ) et, à la demande de la FTQ et de la CSN, j'avais rédigé un rapport sur le monde de la construction. La CSN était d'accord avec le rapport et contre les recommandations alors qu'à la FTQ, c'était le contraire. J'ai jugé que j'avais fait un bon rapport (rires). Mon travail s'était rendu aux oreilles de Robert Bourassa et du juge Cliche, qui m'ont pressenti.

Q À partir du moment où vous avez été nommé commissaire, comment se déroulait votre vie quotidienne? Aviez-vous de la protection? Étiez-vous l'objet d'intimidation?

R Au tout début, non. On devait faire des recherches. Nous avons travaillé à huis clos durant quelques mois pour recueillir de la preuve. On assignait des témoins et nous les écoutions à huis clos. L'enquête Cliche a été beaucoup favorisée par le fait qu'en même temps, il y avait l'enquête sur le crime organisé (la CECO) dans laquelle il y avait énormément d'écoute électronique. Nous avons eu accès à cet ensemble de preuves accumulées (il n'y avait pas de loi là-dessus à l'époque). Cela nous a aidés à remonter des pistes et à faire la lumière sur beaucoup de choses, comme sur l'argent recueilli sur chaque heure travaillée au chantier de l'aéroport Mirabel, le chantier olympique, etc.

Q En mai 1975, la commission a remis un rapport contenant 134 recommandations. À court et moyen termes, jusqu'où ces recommandations ont-elles été respectées?

R Mis à part le placement syndical (pour la recherche d'un monopole dans la construction) qui n'a jamais été réglé, d'autres mesures ont été mises en place: un délégué syndical avec un dossier criminel ne pouvait plus être leader, trois syndicats ont été mis en tutelle, etc. La première année suivant le rapport, trois ou quatre lois ont été adoptées pour donner suite aux recommandations.

Q Et à long terme, près de 35 ans plus tard, qu'en reste-t-il?

R Je pense que nous avons eu - c'est peut-être audacieux à dire - un 25 ans de paix relative. J'admets que depuis cinq, six, sept ans, cela a recommencé. J'ai eu des centaines de remarques à cet effet-là. La commission Cliche a permis de démasquer plusieurs individus, a redonné une paix relative, a enlevé la peur de parler et a engendré des changements. Il s'en trouvera toujours pour contourner les lois et les règlements. Mais quand une action ralentit ou fait disparaître le crime pour un bout de temps, c'est un mieux-être pour la collectivité.

Q À quel moment une enquête publique devient-elle nécessaire?

R Quand elle doit servir de leçon parce que le système judiciaire comme tel ne peut pas répondre. On en est rendu là.

Q Une commission d'enquête empêche-t-elle les policiers de faire leur travail?

R Non. Je pense qu'une commission favoriserait le travail des policiers. Le temps qu'on a mis (à décider ou non d'une commission) a, d'après moi, beaucoup contribué à la vente de déchiqueteuses.

Q On a souvent entendu dire qu'un gouvernement qui met sur pied une commission d'enquête publique risque d'en être la première victime. Qu'en pensez-vous?

R Il peut aussi en sortir grandi, parce qu'il a eu le courage de dénoncer l'ensemble.

Q De quel côté vous rangez-vous dans le débat actuel?

R Nous sommes rendus à six ministres qui annoncent le resserrement des lois. Je suis persuadé qu'ils devront les retoucher tout de suite après une commission. Car pour répondre au vrai malaise, il faut connaître l'ensemble du problème. Une commission d'enquête ferait surgir des idées neuves. La grande force d'une commission est qu'elle peut assigner des témoins qui ne parleront jamais à la police. Dans une commission, dûment assignés par une citation à comparaître et sous la protection de la cour, ils vont venir raconter des choses. Cela pourrait favoriser les enquêtes policières. La police pourrait utiliser ces témoignages, même à huis clos, pour remonter des filières. Actuellement, le doute est sur tout le monde et certains s'en donnent à coeur joie en disant: «Untel a fait ceci, Untel a fait cela.» Dans une commission d'enquête, c'est assez sérieux. Dans Cliche, Me Mulroney, Me (Lucien) Bouchard et moi cherchions toujours à corroborer nos preuves. On ne se contentait pas d'un seul témoignage. Quand on allait devant le public, on savait exactement ce qui sortirait.

Q Donc, vous êtes en faveur d'une commission d'enquête?

R Oui. Je pense sincèrement qu'il faut démasquer ceux qui profitent d'un système au détriment d'une collectivité. J'ai évolué là-dessus. Au début, je croyais que la police avait beaucoup de «jus». Mais quand j'ai vu, avec le lancement de l'opération Marteau, que la police incitait quasiment à la délation, ça veut dire qu'elle ne possède pas grand-chose.