Il y a 40 ans que Washington a entamé sa guerre contre les drogues. Et 11 ans que l'ONU a promis, à son tour, de venir à bout de ce fléau. Rien à faire: le commerce des narcotiques est plus florissant que jamais. Et il fait de plus en plus de victimes. Et si on s'était trompé de stratégie? Alors que le gouvernement canadien cherche à imposer des peines plus lourdes aux vendeurs de stupéfiants, de plus en plus de voix affirment que la prohibition fait plus de mal que les substances qu'elle prétend éradiquer.

Tous les jours, pendant ses patrouilles dans le centre-ville de Victoria, le policier David Baxter croise des jeunes qui fument un joint dans un parc, ou des junkies en train de s'injecter de l'héroïne dans une ruelle.

 

La loi lui donne le pouvoir de les arrêter et de les traduire devant la justice. Mais plus il quadrille les rues de la capitale de la Colombie-Britannique, plus il se dit que la répression ne sert à rien. Pire: elle aggrave le mal.

David Baxter est entré dans la police de Victoria il y a quatre ans. Les doutes sont venus rapidement, mais c'est le procès de Robert Pickton, l'assassin d'au moins six prostituées de Vancouver, qui l'a fait basculer dans le camp des promoteurs de la légalisation des drogues. De toutes les drogues: du simple cannabis au plus puissant des opiacés.

«Pour moi, ce procès a cristallisé le lien entre l'usage illégal de narcotiques et la criminalité. Beaucoup de femmes toxicomanes se prostituent pour acheter de la drogue. Mais ça les rend extrêmement vulnérables», explique-t-il.

David Baxter est convaincu qu'en légalisant le commerce des narcotiques, comme on l'a fait pour celui de l'alcool, l'État reprendrait le contrôle d'un trafic qui profite aujourd'hui aux réseaux criminels. Il pourrait réglementer le prix et légiférer l'âge minimal pour l'achat de pot ou de cocaïne.

La prohibition est très coûteuse et laisse moins d'argent pour soigner les toxicomanes, déplore le policier de 32 ans. Nous avons joint M. Baxter mercredi, alors qu'il s'apprêtait à témoigner devant un comité du Sénat pour critiquer le projet de loi C-15, imposant des sentences minimales pour trafic de stupéfiants.

«Aux États-Unis, des lois semblables se sont avérées désastreuses. En quatre décennies, ce pays a dépensé 1000 milliards de dollars en répression, 39 millions de personnes ont été arrêtées, et les drogues sont plus accessibles et plus puissantes que jamais», fait-il valoir.

Légaliser la vente de drogues, n'est-ce pas une étrange position à défendre pour un policier? «Je ne suis pas le seul, plusieurs de mes collègues partagent mon opinion», assure David Baxter.

La plupart gardent leur opinion pour eux. David Baxter, lui, a décidé de rejoindre Law Enforcement Against Prohibition (LEAP), un réseau de policiers qui prônent la légalisation pure et simple de l'utilisation et du commerce des drogues.

«Quand on arrête année après année les mêmes personnes, on se pose des questions», dit un autre membre canadien de LEAP, Tony Smith. Ce policier retraité a passé sa carrière dans le Downtown Eastside, le quartier le plus mal famé de Vancouver. Il a vu des toxicomanes mettre leurs biens en gage pour acheter leur dose. Puis voler, pour reprendre possession de ces mêmes biens à un prix faramineux. «La répression ne fonctionne tout simplement pas», constate ce policier aujourd'hui à la retraite.

Un désastre

Il n'y a pas que des policiers nourris par leur expérience sur le terrain qui concluent à l'échec de la guerre contre les narcotiques. C'est aussi ce que martèle le réputé hebdomadaire The Economist. «La guerre contre les drogues a été un désastre, elle a créé des États défaillants dans le monde en voie de développement, tandis que la consommation a explosé dans le monde développé», écrit le magazine dans un article paru au printemps.

La légalisation n'est pas une solution parfaite, mais c'est mieux que de persévérer dans une voie vouée à l'échec, conclut The Economist.

«La prohibition et la demande ajoutent de la valeur à une herbe qui, autrement, n'en aurait pas», renchérit une chroniqueuse du très sérieux Wall Street Journal, Mary Anastasia O'Grady.

Spécialiste de l'Amérique latine, cette journaliste est aux premières loges pour constater les ravages que la guerre antidrogue a causés dans son sillage. Des pans entiers de ce continent sont aujourd'hui contrôlés par des narcotrafiquants qui tuent et terrorisent les populations locales.

Pas étonnant que les appels en faveur d'un allègement de la répression émanent d'Amérique latine. Trois ex-présidents, Cesar Gaviria (Colombie), Ernesto Zedillo (Mexique) et Fernando Cardoso (Brésil) ont cosigné il y a quelques mois un rapport qui appelle à la dépénalisation de la simple possession de drogue pour usage personnel.

«Après des décennies de survols, d'arrosages et de raids sur les usines de narcotiques dans la jungle, l'Amérique latine demeure le plus important exportateur de cocaïne et de cannabis, et elle produit de plus en plus d'opium et d'héroïne», écrivent-ils.

L'exemple portugais

Ces trois politiciens se gardent bien d'appeler à la légalisation du commerce des stupéfiants. Ce qu'ils veulent, en gros, c'est que les toxicomanes ne soient plus traités comme des criminels, mais comme des malades exigeant des soins.

C'est la tangente qu'a empruntée le Portugal en décriminalisant l'usage de toutes les drogues, y compris l'héroïne. Cela ne signifie pas que la possession de quelques grammes de cocaïne y soit légale. Mais plutôt qu'elle n'entraîne que des sentences administratives, des amendes par exemple.

Et au lieu de passer devant un juge, les utilisateurs sont déférés devant une «commission de dissuasion» relevant du ministère de la Santé. L'idée derrière ces commissions: libérer les toxicomanes de la crainte d'être traités comme des criminels.

Ce virage, amorcé en 2001, avait provoqué un tollé au Portugal. Tous les toxicomanes de l'Europe vont accourir à Lisbonne, la consommation va exploser, avaient averti les opposants.

«Huit ans plus tard, on constate que l'apocalypse n'a pas eu lieu», dit Brendan Hugues, de l'Observatoire européen des drogues et toxicomanies.

Aujourd'hui, la consommation des narcotiques au Portugal est nettement en deçà de la moyenne européenne, constate M. Hugues.

Deux pays latino-américains, l'Argentine et le Mexique, se sont également engagés sur la voie de la décriminalisation. Mais plusieurs jugent qu'en se contentant de ne plus envoyer les toxicomanes en prison, on ne règle qu'une infime partie du problème. Que cela laisse le champ libre aux organisations criminelles qui contrôlent le commerce des stupéfiants.

«Tant que le trafic est illégal, les organisations criminelles auront toujours intérêt à corrompre ou à tuer pour contourner les lois», écrit la journaliste Mary Anastasia O'Grady.

«Si nous légalisions les drogues, on pourrait utiliser les milliards dépensés en répression pour soigner les toxicomanes et réduire la demande», affirme un sénateur d'État américain représentant un district du Bronx, Joseph L. Galiber.

Et c'est également ce que pense le sénateur canadien Pierre-André Nolin, qui a publié, en 2002, un rapport prônant la légalisation du commerce des narcotiques.

Il demeure convaincu que «les effets des substances utilisés par les toxicomanes sont moins graves que les effets de leur prohibition».