Il a connu Henry Morgentaler derrière les barreaux, donné l'onction des malades à Frank Cotroni, accompagné des condamnés à mort, côtoyé les felquistes, écouté les confidences des pires caïds, célébré le mariage d'ex-tueurs à gages. Aujourd'hui à la retraite après avoir été aumônier à la prison de Bordeaux pendant 38 ans, le père Jean ne décroche pas pour autant. Son grand projet ? Organiser un grand conventum d'ex-prisonniers réhabilités.

Le père Jean fait un sinistre décompte : en 38 ans de ministère à la prison de Bordeaux, entre le 31 janvier 1969 et le 23 avril 2006, il y a eu 72 suicides, 3 meurtres, 11 prisonniers morts des suites d'une surdose, 3 autres morts du sida, un homme brûlé vif dans sa cellule et 33 prisonniers décédés de mort naturelle. Tout cela fait beaucoup de nuits écourtées par de mauvais coups de téléphone.

Faire venir une ambulance en prison, c'est plus long qu'à la maison. Vérifications. Papiers. Fouille de la fourgonnette. Sans compter qu'une prison, c'est grand. Les secours ne mettent peut-être que quelques minutes de plus à arriver, mais c'est parfois quelques petites minutes trop tard.

Alors que l'Église a longtemps refusé des funérailles aux suicidés, le père Jean, lui, n'a jamais hésité à leur donner l'onction des malades, «dont on peut se servir en cas d'urgence».

Alors il la donnait, puis montait à son bureau pour téléphoner aux proches.

Mais parfois, il n'y avait personne à prévenir. Un jour, un détenu a réussi à se jucher au troisième palier de la prison, la corde autour du cou, au-dessus d'un vide de 15 mètres. Sous lui, 200 détenus l'encourageaient à pleins poumons. D'y aller, de se tuer.

Une autre fois, un prisonnier s'est pendu 30 minutes après avoir eu un entretien avec le père Jean. «Père Jean, je vous demande pardon de mourir de cette façon. Vous étiez mon seul ami.»

C'est sans compter cette semaine où trois gars semblaient s'être donné le mot. En cette même semaine, trois prisonniers sont allés retrouver le père Jean pour chacun confesser un meurtre pour lequel ils n'avaient pas été jugés.

Ce n'est pas que le père Jean ait demandé quoi que ce soit. Ni à eux, ni aux autres. «J'avais accès à leur dossier et j'aurais pu tout savoir, mais je ne l'ai jamais voulu. Jamais voulu savoir qui avait tué sa mère, violé des enfants. Je me disais que je devais accueillir sans juger, sans questionner, parce que des questions, ces prisonniers s'en font tout le temps poser, et ce, parfois depuis leur premier foyer d'accueil.»

Bien sûr, pour les «Apache» Trudeau, «Mom» Boucher, Mesrine, Richard Blass, impossible de ne pas connaître leurs crimes : c'était tapissé partout dans les journaux. Et alors ? Aucun jugement, jamais ?

«Quand je lis dans les journaux le récit d'un meurtre particulièrement crapuleux, mon premier réflexe en est un d'indignation. Comme tout le monde, j'ai la plus grande sympathie pour les proches. Sur le coup, comme tout le monde, j'espère que le gars va en manger toute une. Mais quand le gars se trouve devant toi, là, c'est différent.»

Différent et désarmant. Désarmant d'annoncer le suicide de sa jeune épouse à un motard, de le voir s'effondrer en larmes, pleurer un bon coup, puis de l'entendre s'inquiéter de ses yeux rouges avant de retourner dans sa cellule. Un dur à cuire, en prison, ça ne peut pas avoir les yeux rouges. Jamais.

Désarmant, aussi, pour un homme d'Église, d'avoir devant soi un prêtre pédophile de 85 ans.

Et que répondre à un trafiquant de drogue en liberté qui s'étonne de ce qu'un religieux ne le sermonne pas et ne tente pas de le convaincre de mettre fin à ses activités illicites ? Cette fois-là, le père Jean a choisi de répondre par une question. «Si je te demandais d'arrêter maintenant, est-ce que tu le ferais ? Non ? Tu vois, je le savais. Parlons d'autre chose.»

Après toutes ces années à Bordeaux, l'ex-aumônier ne sait toujours pas pourquoi, au sein d'une même famille, un homme devient un assassin et son frère, un saint homme. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il ne faut jamais complètement désespérer de quelqu'un. «Même quand un gars revient à la prison pour la 10e fois, il faut l'accueillir comme si c'était la première. Il ne s'agit pas de cautionner le mal, mais d'être complice du bien.»

Cette entrevue du père Jean a été réalisée après la lecture d'un livre sur sa vie qui vient toujours juste de paraître. Trente-huit ans derrière les barreaux – L'histoire du père Jean, écrit par France Paradis et publié chez Novalis.