La gigantesque opération Colisée a déstabilisé la mafia montréalaise, mais c'est l'absence de Vito Rizzuto, «l'homme fort sur le terrain», qui fait le plus mal. N'empêche, le trafic de drogue et les divers rackets continuent de plus belle avec les membres d'autres clans et de nouvelles alliances. «Il ne faut pas sous-estimer l'ampleur des moyens de la mafia», note l'ancien analyste de la direction des renseignements criminels de la GRC à Ottawa, Pierre de Champlain.

Depuis 30 ans, les policiers ont dressé une liste de plus de 350 personnes issues d'une soixantaine de familles liées aux Rizzuto. Ces personnes ont des liens matrimoniaux, mais elles ne trempent pas toutes dans le crime. On dénombre une vingtaine d'«hommes d'honneur» siciliens répartis dans une dizaine de clans indépendants l'un de l'autre, mais qui s'entraident au besoin.

Malgré tout, M. de Champlain reste persuadé que l'opération Colisée menée en novembre 2006 - la plus importante dans l'histoire canadienne - a fortement ébranlé la mafia montréalaise et, du même coup, «fragilisé» son influence auprès des autres organisations criminelles à Montréal. «C'est toute l'organisation, de la haute direction jusqu'aux lieutenants et aux soldats, qui a été touchée», a-t-il dit - tout en ajoutant que la mafia n'a quand même pas été anéantie.

«Les figures dominantes du clan Rizzuto sont tombées. Par leur influence et leur autorité morale, ce sont elles qui tenaient les guides de l'organisation. La mafia fait face à un problème de leadership», estime l'ex-spécialiste de la GRC. Selon lui, les jeunes mafiosi de la famille Rizzuto n'ont pas l'expérience, ni la poigne, ni même la volonté peut-être d'assurer la relève avec autant de succès que la vieille génération. «Les Siciliens restent une puissance, car ils sont encore nombreux et ils ont beaucoup d'argent. Mais ils ne feront peut-être plus la loi comme avant, car il y a plus d'acteurs qui cherchent à se faire une place au soleil», a ajouté M. de Champlain, en parlant notamment des gangs de rue.

Auteur de quelques livres sur la mafia, il est d'avis que la situation ne sera jamais plus la même dans le crime organisé. «L'opération Colisée va forcer l'émergence d'un nouvel ordre de fonctionnement dans le milieu interlope montréalais», avance-t-il. D'après lui, il n'y aura plus de dynasties comme celles des Rizzuto et des Cotroni, qui se sont partagé le pouvoir depuis près de 60 ans à Montréal. «À l'avenir, on peut s'attendre à une succession ininterrompue d'individus plus ou moins aguerris qui vont essayer de prendre les rênes de l'organisation.»

À l'entendre, les gangsters d'envergure à la mentalité sicilienne comme Vito Rizzuto, au sens de l'honneur et à la loyauté inébranlables, capables d'imposer leur autorité et d'«arbitrer» les conflits à l'intérieur des divers clans de la mafia de même qu'avec les bandes rivales, ne courent pas les rues. Il en veut pour preuve les énormes difficultés qu'a connues le clan sicilien depuis l'incarcération de Vito, en 2004. Son successeur désigné, Francesco Arcadi, n'a manifestement pas joué son rôle de «juge de paix» avec autant d'efficacité, comme en font foi la douzaine de meurtres, les disparitions et les nombreux enlèvements survenus dans la pègre italienne depuis quatre ans.

Francesco Arcadi, Francesco Del Balso et Lorenzo Giordano, s'ils rapportaient gros au clan Rizzuto à cause de l'ampleur de leurs activités illicites - importation de drogue via l'aéroport Montréal-Trudeau, paris sportifs sur l'internet, exportation de marijuana, racket de protection, extorsion et autres -, n'en étaient pas moins considérés comme des « gros bras ». Dans le milieu, le triumvirat était loin d'avoir la «respectabilité» de Vito Rizzuto. En cela, les trois hommes ont montré leurs limites, leur manque de diplomatie et de «zip» politique.

Les spectaculaires exécutions en pleine rue, à un an d'intervalle, en août 2005 et 2006, du vétéran Johnny Bertolo, qui voulait reprendre du service après un long séjour en prison, et du jeune mafioso Domenico Macri, dépeint comme une étoile montante dans le clan Arcadi, ont mis en relief les relations tendues qui semblent régner dans le clan sicilien. L'assassinat à la mitraillette de Richard Griffin, figure connue du gang de l'Ouest, est aussi lié à des problèmes internes.

Les documents judiciaires déposés dans le cadre de l'opération Colisée ont aussi fait état d'un coup de force encore jamais vu, quand des membres armés d'un clan mafieux de Granby ont envahi le club social Consenza en vue de régler un litige lié à la vente de marijuana aux États-Unis. L'affaire, qui a longtemps traîné, a aussi été ponctuée d'un enlèvement. «C'est typique de la mafia de procéder à des enlèvements pour faire de l'extorsion, obtenir le paiement d'une dette ou mettre un terme à des rivalités de territoire», affirment les policiers, qui en ont dénombré une bonne dizaine depuis 2004.

L'impression de désarroi s'est amplifiée avec l'arrestation, en novembre 2006, de Nicolo Rizzuto et de cinq autres ténors de la mafia montréalaise, dont Paolo Renda et Francesco Arcadi. Une centaine de subalternes sont aussi tombés dans les filets de la police. «On a l'impression qu'ils ne savent pas eux-mêmes qui reprendra en main les rênes de l'organisation», disent les spécialistes de la police. Depuis l'an passé, l'influent Calabrais Moreno Gallo est lui aussi derrière les barreaux. Son inséparable adjoint, Tony Mucci, a voulu serrer les rangs, mais il n'a pas semblé faire l'unanimité. Il a été l'objet d'une tentative de meurtre, en décembre dernier.

Autre coup dur pour l'organisation : l'arrestation en juin dernier de Miguel Torres, fidèle allié de Nicolo Rizzuto, fils de Vito. Âgé de 32 ans, Torres a été décrit comme l'un des gros importateurs de cocaïne au Canada. Au début de l'été 2000, en pleine guerre des motards, Torres était des fameuses réunions avec des membres des Hells Angels au cours desquelles les trafiquants ont fixé à 50 000 $ le prix de vente au gros d'un kilo de cocaïne. Les discussions portaient également sur le partage des territoires et l'opportunité de prendre le monopole du trafic de drogue à Montréal.

Par ailleurs, l'arrogance des gangs de rue commence à gêner grandement les activités du clan Rizzuto, plutôt enclin à garder un profil bas par les temps qui courent. En témoignent les nombreux accrochages - ils se sont même tiré dessus en août dernier - avec le gang des Bloods, qui cherche à rançonner des bars contrôlés par la mafia, dans l'est de Montréal. C'est sans compter qu'ils doivent également composer avec les Hells Angels et les autres gangs criminels - arabes, asiatiques, russes, notamment - de plus en plus actifs à Montréal. L'équilibre est fragile.