Trente-trois survivants du génocide de 1915 vivent encore en Arménie. À Montréal, notre chroniqueuse en a retrouvé quatre. Des centenaires qui, en un siècle, sont passés de l'horreur à l'espoir.

ARMENOUHI

«J'espère que ça ne va jamais se répéter. Jamais», répète, les yeux embués, Armenouhi Tenkerian Piliguian.

Elle est née à Dörtyol, en Turquie, deux mois avant le début des massacres de 1915. Une ville portuaire qu'elle regrette de n'avoir jamais revue. «Il y avait des orangers qui embaumaient l'air. Si bien que les gens disaient: tout le monde ici peut être un poète», dit Mme Piliguian.

Elle se rappelle la peine immense de son père. «Il avait sept soeurs. Les sept ont été tuées.»

Après le génocide, son père a fait la tournée des orphelinats. Il a retrouvé deux enfants d'une de ses soeurs. L'un d'eux a appris à jouer du violon. «Il jouait si bien qu'on l'a envoyé poursuivre ses études à Paris.»

Après avoir vécu en Égypte, Mme Piliguian a posé ses valises à Montréal en 1963. Son souhait? Que les gens vivent en paix. «Travaillez fort et soyez heureux.»

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Armenouhi Tenkerian Piliguian

KNAR

Knar Bohdjelian-Yeminidjian est née à Césarée, en Turquie. En 1915, grâce à un ami de son père, la famille a pu échapper aux massacres en se cachant dans l'étable d'un village.

Mme Yeminidjian se rappelle la faim, les poux, la misère, la peur, la disparition soudaine des voisins...

Après le génocide, la famille arménienne a réussi à survivre à Constantinople en prenant une identité turco-musulmane.

En 1928, elle a fui vers l'Égypte. En 1971, elle s'est établie au Canada.

«Pour ma grand-mère, c'est le 24 avril tous les jours», dit sa petite-fille Naïry, en prenant une photo de sa «Néné» enlaçant son arrière-petit-fils. Il fallait voir le sourire de la vieille dame, ses mains ridées posées sur les menottes de l'enfant. Il a 5 mois. Elle a 106 ans. Un siècle les sépare et les unit en même temps. Une photo qui montre que les génocidaires n'ont pas gagné.

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Knar Bohdjelian-Yeminidjian

KEGHETSIG

Keghetsig Zourikian Hagopian est née en 1910 près de Constantinople. Son père, militaire, a été tué en 1915. Lorsque sa femme Mariam est allée dans la capitale récupérer ses affaires, on lui a dit: «Des massacres ont commencé. Ne retournez pas dans votre village.»

Seule avec quatre enfants, Mariam a dû confier deux de ses filles à un orphelinat. Quand elle a su que les missionnaires comptaient les envoyer à l'étranger, elle a voulu les reprendre. Trop tard. Keghetsig était déjà à bord d'un bateau voguant vers la Grèce.

À 14 ans, Keghetsig a été envoyée en Égypte pour y travailler comme servante. Elle a fait la connaissance de Nishan, un trompettiste, orphelin du génocide lui aussi. Ils se sont mariés et ont eu trois enfants. Son regard s'illumine quand elle évoque les soirées dansantes passées avec lui à Alexandrie.

Ayant immigré au Canada en 1963, ce n'est qu'en 1970 qu'elle a pu retrouver sa mère à Istanbul et percer le secret de sa vie d'orpheline.

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Keghetsig Zourikian Hagopian

HRANT

Athlète, champion cycliste, prisonnier politique, mécanicien... Hrant Dedeyan, 104 ans, semble avoir eu mille vies. Il a vécu en Turquie, en Syrie, en Arménie et en Sibérie avant de s'établir au Canada avec une petite valise et 360$ en poche.

Né à Constantinople, il a vécu une partie de son enfance à Smyrne. «Il va y avoir des massacres. Partez!», ont averti des voisins turcs. La famille a fui vers la Syrie en charrette.

Arrivé à Montréal à 70 ans, M. Dedeyan y a travaillé comme mécanicien. Un chic mécanicien qui portait toujours la cravate. Sauf le dimanche, jour de noeud papillon. Ses petits-enfants sont propriétaires de la boulangerie familiale Arouch, connue pour ses lahmajouns (pizzas arméniennes).

En 1990, à l'occasion des 75 ans du génocide arménien, le vieil homme a participé à la marche Montréal-Ottawa organisée à la mémoire des victimes. Il n'ira pas à la manifestation d'aujourd'hui. Ce n'est pas faute d'en avoir envie.

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Hrant Dedeyan