L'ère des «radio-dispatchs» qui grésillent dans les taxis pourrait bientôt être révolue à Montréal. Depuis l'arrivée d'Uber, l'automne dernier, des dizaines de milliers de Montréalais ont téléchargé l'application de cette start-up californienne, qui permet d'appeler un taxi sans passer par un répartiteur. Près de 500 chauffeurs, trop heureux de pouvoir arrondir leurs fins de mois, répondent - discrètement - à leurs appels. Seraient-ils en train de creuser leurs propres tombes?

Depuis quelques mois, un nouveau joueur fait trembler l'industrie du taxi à Montréal.

Uber est une plateforme technologique créée dans la Silicon Valley qui est en train de révolutionner le taxi dans toutes les grandes villes du monde. Grâce à la géolocalisation, l'application permet au client de héler virtuellement une voiture par l'entremise de son téléphone intelligent. À Montréal, des centaines de chauffeurs profitent des temps morts pour répondre aux appels générés par l'application. Après tout, ça ne leur coûte rien.

Uber, qui prélève une commission de 15 % sur chaque course, leur fournit même un iPhone.

Sans le savoir, les chauffeurs risquent pourtant de tuer leur propre industrie, s'inquiètent les patrons des entreprises de taxi montréalaises. «Uber le dit ouvertement: son but, c'est de faire la guerre au taxi», dit Dominique Roy, président de Taxi Diamond. «C'est clair: Uber veut tuer l'industrie traditionnelle», ajoute Dory Saliba, président du Comité provincial de concertation et de développement de l'industrie du taxi.

Ils ne sont pas seuls à s'inquiéter. De Londres à Berlin, en passant par Paris, Rome et Barcelone, des milliers de chauffeurs ont manifesté le 11 juin contre la «concurrence déloyale» d'Uber. Deux semaines plus tard, les chauffeurs de Washington ont organisé une «opération escargot» dans le centre de la capitale américaine.

Tôt ou tard, prédit M. Roy, Uber procédera à Montréal comme il l'a fait ailleurs; il abandonnera les chauffeurs professionnels pour lancer UberPop, un service de covoiturage urbain où n'importe qui peut se transformer en taxi.

Uber affirme ne pas vouloir casser l'industrie, mais plutôt la «dynamiser». «L'industrie n'a pas évolué depuis 60 ans, dit Jean-Nicolas Guillemette, porte-parole de l'entreprise à Montréal. C'est sûr que lorsqu'on arrive avec une évolution de cette ampleur, cela crée des questionnements, et parfois des peurs.»

Un «oligopole» à Montréal

M. Guillemette accuse les entreprises de taxi de former un «oligopole». «Elles ne veulent pas de compétition, alors elles propagent des faussetés.» Tous les partenaires d'Uber sont des chauffeurs licenciés par la Ville de Montréal, dit-il.

Ça ne durera pas, prédit M. Roy. «Dans toutes les villes où ils se sont implantés, c'est le même scénario. Au début, ils sont les amis du taxi, mais après être allés chercher leur clientèle, ils virent de bord et leur déclarent la guerre. Les chauffeurs se font malheureusement endormir.»

Soutenu par des géants comme Google et Amazon, valorisé début juin à 18,2 milliards de dollars, Uber a les reins solides. Et la tête dure. À New York, où le service de covoiturage a d'abord été interdit, l'ancien maire Michael Bloomberg a dû faire marche arrière sous la pression des clients. À San Francisco, la toute première ville où l'application a été lancée, en 2010, le revenu des chauffeurs a chuté de moitié à cause d'UberPop. On prédit que les taxis auront disparu des rues de la ville d'ici quelques mois.

À Montréal, la pression est telle que la très grande majorité des chauffeurs affiliés à Uber refusent de témoigner à visage découvert. «Cette application m'intéressait beaucoup, raconte Abdel, chauffeur chez Taxi Diamond. Mais Diamond m'a téléphoné pour me dire que je n'avais pas le droit de travailler avec Uber. Ils m'ont pénalisé. Je n'ai pas eu de travail pendant une semaine.»

Jusqu'ici, Taxi Diamond a remercié une douzaine de chauffeurs surpris à répondre à des appels d'Uber.

«Ce n'est pas légal, ce qu'ils font»

À Montréal, les entreprises de répartition comme Taxi Diamond doivent obtenir un «permis d'intermédiaire». Uber n'a pas cru bon en faire la demande auprès des autorités municipales, sous prétexte qu'elle n'est pas une entreprise de transport, mais bien une entreprise technologique.

«Il faut un permis, c'est le règlement à Montréal. Uber se fout carrément de cela. Sous prétexte d'offrir une nouvelle technologie, elle ne joue pas selon les règles. Ce n'est pas légal, ce qu'ils font», tranche Dominique Roy, de Taxi Diamond.

Jean-Nicolas Guillemette rétorque que la réglementation date de 2001, quand les iPhone et les BlackBerry n'existaient pas. «Cette réglementation est dépassée. Elle est obsolète. Elle ne s'applique pas à une entreprise technologique comme la nôtre. Nous ne sommes pas une compagnie de taxis.»

Hailo, une entreprise anglaise qui offre une application équivalente depuis novembre à Montréal, a pourtant obtenu un permis en bonne et due forme. «Notre philosophie est très différente. Nous misons sur un suivi rigoureux de la réglementation, dit le directeur général de Hailo, Jeff Desruisseaux, qui déplore l'attitude cavalière d'Uber. Il y a un certain laxisme dans l'application de la réglementation, qui permet à un compétiteur illégal d'opérer en toute quiétude.»

La Ville doit agir, estime Dory Saliba. «Uber s'impose et on n'a jamais vu rien de concret de la part des autorités pour les arrêter.»

Harout Chitilian, vice-président du comité exécutif et responsable de la Ville intelligente, admet qu'il existe «une certaine confusion quant au statut» d'Uber. Le bureau du taxi de Montréal fait enquête à ce sujet.

Non à la déréglementation

Pour le reste, la Ville s'opposera à un éventuel service de covoiturage, où M. Tout-le-Monde pourrait s'improviser chauffeur. «Présentement, les propriétaires d'appareils téléphoniques Uber sont des chauffeurs licenciés qui ont le droit de travailler dans l'industrie, dit M. Chitilian. On est très fermes sur notre intention de ne pas déréglementer cette industrie.»

La Ville, assure toutefois M. Chitilian, ne ferme pas la porte à la technologie Uber - à condition qu'elle soit offerte dans le respect des règles en vigueur. «Il y a de l'ouverture, mais il y a une façon d'amener l'innovation, et ce n'est ni par la confrontation ni par des tactiques déloyales.»

Les chauffeurs, eux, sont partagés. «J'étais pour la venue de cette entreprise, parce qu'il y avait un vide technologique», dit Max-Louis Rosalbert, président du Regroupement des propriétaires et chauffeurs de taxi de Montréal. «Mais il faut un encadrement pour fonctionner. Ça, ça n'intéresse pas Uber.» Il promet désormais de se battre contre «ces requins qui rodent autour d'une industrie déjà fort mal en point».

Le héros rebelle de Silicon Valley

C'est le «héros rebelle de Silicon Valley, qui lutte contre les maux imposés par le lobby du taxi», a écrit le magazine Fortune, en septembre. L'illustration qui accompagne ce portrait du fondateur d'Uber est encore plus saisissante: Travis Kalanick devient Travis Bickle, le fameux personnage interprété par Robert De Niro dans le film Taxi Driver. Les cheveux rasés en mohawk, un macaron d'Uber épinglé sur sa veste militaire, un taxi en flammes derrière lui, les armes aux poings. L'air enragé.

Travis Kalanick est le nouveau chouchou de Silicon Valley. Considéré comme l'un des meilleurs entrepreneurs du monde, certains le comparent déjà à Steve Jobs ou à Jeff Bezos, le patron d'Amazon. Mais l'homme originaire de Los Angeles attire autant d'éloges que de controverses.

Il a eu l'idée de mettre au point son application un soir neigeux de 2008, à Paris, alors qu'il n'y avait pas un seul taxi à l'horizon pour le ramener à son hôtel. Lancé en 2010, Uber est aujourd'hui implantée dans 128 villes dans le monde. Et génère 20 millions de dollars de par semaine.

Uber est rapidement devenue l'une des plus importantes entreprises high-tech non cotées en Bourse. En juin, la start-up a été valorisée à 18,2 milliards de dollars - plus que la valeur des entreprises Hertz et Avis réunies.

Les succès de M. Kalanick lui valent le respect de l'industrie de la techno. Mais pour y parvenir, il s'est mis à dos beaucoup de monde. À commencer par les bonzes de l'industrie du taxi et des villes, qu'il n'hésite pas à défier. « Je pourrais tapisser les murs de mon bureau - ou plutôt, de tous nos bureaux - avec toutes les lettres de mise en demeure que je reçois, y compris d'autorités municipales de villes où nous ne sommes même pas!», a-t-il plaisanté lors d'une récente conférence à Paris, selon Le Monde. Ses anciens collaborateurs le disent arrogant, égocentrique. «Il cherche la bagarre, contourne des lois, défie les gouvernements, fait des crises de colère», a rapporté en janvier le Business Insider. Sans doute. Mais «s'il était moins impétueux, il n'aurait pas franchi la moitié du chemin qu'il a parcouru», a confié un collègue au magazine.

Révolution ou menace?

En Europe et aux États-Unis, les entreprises de taxi dénoncent la «concurrence déloyale» d'Uber. On ne compte plus les villes qui s'adressent aux tribunaux pour tenter de lui mettre des bâtons dans les roues. Malgré tout, la jeune entreprise croît à une vitesse fulgurante, plus populaire que jamais auprès d'une certaine clientèle branchée. Que peuvent en tirer les passagers - et les chauffeurs - de Montréal?

LE CLIENT

Pour

Pour le client, c'est une révolution. D'un seul clic sur son téléphone intelligent, le client hèle le taxi le plus proche. Le temps d'attente moyen, dans la zone centrale de Montréal, est de 3 à 4 minutes. Et pas besoin de sortir son portefeuille, explique le porte-parole d'Uber à Montréal, Jean-Nicolas Guillemette. «La course est chargée automatiquement sur la carte de crédit. On reçoit par la suite le reçu détaillé par courriel.»

Contre

C'est bien joli, tout cela, mais comment fait le client qui ne possède pas de téléphone intelligent ou de carte de crédit? «Uber ne vise qu'une seule clientèle et c'est une clientèle plus fortunée, dit le président de Taxi Diamond, Dominique Roy. La dame qui demeure dans un petit logement à Rosemont et qui a besoin d'un taxi pour aller à son CLSC, Uber n'en veut pas comme cliente. C'est discutable. Les taxis, c'est pour tout le monde.»

Pour

Sur son téléphone mobile, le client peut suivre en temps réel l'évolution du taxi qu'il a commandé. Il n'a plus à sortir à l'extérieur pour l'attendre sous la pluie. «Le client reçoit aussi la photo du chauffeur, son nom et son numéro de véhicule, dit M. Guillemette. Après chaque course, il peut le noter. On demande à chaque chauffeur de conserver un score de 4,5 sur 5.»

Contre

Comme le taxi est commandé sur un téléphone mobile, le client n'a aucun moyen de s'assurer que c'est un véritable chauffeur qui a pris l'appel, dit Dory Saliba, président du Comité provincial de concertation et de développement de l'industrie du taxi. «Cela pourrait être n'importe qui, n'importe quel criminel qui met la main sur un téléphone cellulaire et qui fait du transport dans un véhicule privé. C'est extrêmement dangereux pour la clientèle.»

LE CHAUFFEUR

Pour

Chauffeur chez Diamond, Abdel a tenté l'expérience Uber. Et a adoré. «C'est tellement facile ! Il n'y a pas d'échange d'argent, pas de dispatcheurs. On gagne du temps et de la fiabilité. Quand vous recevez un appel, vous êtes sûr que le client va vous attendre. Il vous appartient. Avec Diamond, vous allez chercher un client et souvent, vous ne le trouvez pas; il a pris un autre taxi. Avec Uber, il est obligé d'attendre le taxi qui lui est désigné.»

Contre

«Les chauffeurs ont plus d'appels, font plus d'argent. Bien sûr, ils sont contents. Mais ils ne savent pas qu'à long terme, au lieu d'avoir 20 000 chauffeurs au Québec, on risque d'avoir 50 000 chauffeurs, la plupart illégaux», affirme Dory Saliba. Comme plusieurs, il craint que ce ne soit qu'une question de temps avant qu'Uber lance à Montréal un service de covoiturage urbain, où n'importe quel automobiliste pourrait s'improviser chauffeur.

Pour

«Les compagnies de taxi de Montréal veulent conserver leur pouvoir sur les chauffeurs, dit M. Guillemette. Ils leur font payer une cotisation mensuelle en ne leur garantissant rien en retour. Nous, on donne un iPhone aux chauffeurs, et on ne leur demande aucun frais fixe. On prélève une commission de 15% par course. Mais s'ils n'obtiennent pas de courses, s'ils partent en vacances, ils ne nous doivent rien. Cela leur donne plus de flexibilité.»

Contre

Tout cela est trop beau pour être vrai, rétorque Dory Saliba. «Uber pense qu'elle peut tout faire, que tout est permis», s'insurge-t-il. Si l'entreprise continue dans cette voie et lance une application de covoiturage à Montréal, la valeur des permis des taxis - qui coûtent près de 200 000$ chacun - risque de s'effondrer. «Il ne faut pas oublier que la plupart des propriétaires de taxi ont une hypothèque à payer sur leur permis. Si la valeur du permis s'écroule, on va se retrouver avec une catastrophe sociale.»