Les risques de «rupture locale» de la dalle de béton du pont Champlain «sont réels, et ce, depuis plusieurs années», en raison du mauvais état de la plupart des joints de dilatation et de la progression «exponentielle» des défauts du béton, observés sous la dalle depuis cinq ans.

Selon le rapport annuel d'inspection 2012 du pont Champlain, obtenu en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, «l'effet d'une telle rupture sur la circulation et sur la sécurité des usagers est majeur». Le rapport préliminaire, daté d'octobre 2012, note qu'un projet de «remplacement complet des joints est bien entrepris depuis plus de cinq ans. Mais l'impact sur la circulation, la complexité et les coûts des travaux ne permettent, actuellement, que le remplacement de quatre à cinq joints par année» sur les sections du pont les plus touchées.

«À la suite de l'inspection de 2012, les joints de dilatation et la dalle demeurent les éléments les plus sensibles à surveiller dans les sections 5 et 7» du pont, situées de part et d'autre de la Voie maritime du Saint-Laurent.

Les deux premières recommandations du rapport sont de «réparer et de renforcer la précontrainte transversale de la dalle», essentielle pour maintenir l'intégrité du tablier du pont. Cette précontrainte est assurée par des câbles d'acier qui traversent toute la structure dans le sens de la largeur. Ils relient entre elles les sept poutres principales du pont et les six dalles de béton coulées sur place, entre chacune des poutres, pour former le tablier du pont.

«En 2012, la progression de la détérioration des câbles de précontrainte transversale se poursuit, indique le rapport. Dans plusieurs zones locales, il y a de l'éclatement de béton, jusqu'à 70 mm de profondeur, avec gaines et fils de précontrainte corrodés et visibles, ainsi que des câbles ayant un ou plusieurs fils sectionnés.» Chacun de ses câbles de précontrainte est formé de 12 fils droits, et l'espacement entre chaque câble est d'environ un mètre le long des travées du pont.

«Par endroits, précise le rapport, nous avons observé que les 12 fils d'un même câble étaient sectionnés.»

70% des travées endommagées

Ces zones de détérioration, sous la dalle de béton, se trouvent surtout aux extrémités de chaque travée du pont, séparées les unes des autres par des joints de dilatation, et sur les côtés de la structure. Ces dégradations sont relativement récentes. Jusqu'en 2009, précise le rapport d'inspection de la firme AECOM, la condition générale du béton était jugée «bonne». «Elle est maintenant qualifiée de passable à déficiente.»

En 2010, la firme AECOM avait recommandé à la société fédérale qui gère l'ouvrage, Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Inc. (PJCCI), de réaliser une inspection détaillée du dessous des sections 5 et 7 du pont.

Au terme de cette inspection, étalée sur deux ans, les ingénieurs ont attribué la cote de 1, soit la pire note possible, sur 70% des travées inspectées. Même si cette cote «ne doit pas être associée à une notion d'urgence, précise le document, elle indique que les travaux visés doivent être effectués au plus tôt».

Des 40 travées qui composent la section 5, entre l'île des Soeurs et la Voie maritime, «31 comportent des défauts importants», d'où cette cote. Les dommages à la section 7, entre la Voie maritime et la Rive-Sud, sont moins étendus: 4 des 10 travées inspectées ont reçu la cote 1.

Des risques gérés

Les recommandations du rapport d'inspection de 2012 ne sont pas restées lettre morte, selon le porte-parole de PJCCI, Jean-Vincent Lacroix. Des «travaux importants» sont prévus pour donner suite à certaines d'entre elles, et ce, dès 2014, à la reprise des grands travaux annuels du pont Champlain.

Depuis cinq ans, la société fédérale est engagée dans une véritable course contre la montre afin de freiner la dégradation de plus en plus rapide de nombreuses composantes de ce pont vital pour la métropole, qui doit être remplacé en 2018. Le renforcement des poutres de rive et des chevêtres constitue la priorité. La rupture de l'un de ces éléments pourrait entraîner la fermeture complète, voire définitive, du pont.

En comparaison, dit M. Lacroix, «une rupture locale, ça s'apparente à un nid de poule, un poinçonnement ou, au pire, un trou qui se formerait dans la dalle. Cela ne peut d'aucune façon menacer l'intégrité du pont. En termes d'impacts sur la circulation, ça peut nous obliger à fermer une voie de circulation durant le week-end, pour remplacer un joint de dilatation, par exemple. Il y a des risques, c'est vrai, mais ils sont gérés.»

Câbles coupés

Les travaux correctifs prévus par la société fédérale toucheront au moins la moitié des 50 travées du pont Champlain, selon M. Lacroix. Des supports locaux seront installés sous la structure du pont, à des endroits où le béton est affaibli, afin de prévenir des défoncements de dalle.

La société prévoit aussi que plusieurs travées du pont seront renforcées à l'aide de câbles d'acier extérieurs pour compenser la perte des câbles de post-tension transversale coupés ou corrodés qui ont été détectés, dans la structure, lors d'inspections précédentes.

Trois des travées du pont ont déjà subi ce traitement, indique M. Lacroix.

La société fédérale a insisté sur le fait «qu'il n'y a pas d'inquiétudes à avoir au niveau de la structure du pont», malgré les câbles transversaux sectionnés.

Chaque travée du pont est traversée par 54 câbles d'acier sous tension qui servent à maintenir tous les éléments du tablier compressés les uns contre les autres. Selon PJCCI, la moitié de ces 54 câbles suffirait pour assurer l'intégrité d'une travée, 27 des câbles ayant été installés par mesure de précaution.

Or, dans le pire des cas, selon M. Lacroix, le nombre des câbles sectionnés représente 10% des câbles d'une travée.

- Avec la collaboration de William Leclerc

Des passages du rapport modifiés

Le sommaire du rapport d'inspection d'octobre 2012 cité dans ce reportage a été modifié de manière substantielle dans la version finale de juillet 2013, en omettant toute référence aux «risques de rupture locale de la dalle» et à l'effet d'une telle rupture «sur la circulation et la sécurité des usagers».

La Presse a aussi constaté que d'autres passages concernant la progression des bris de câbles de post-tension transversaux du pont et la détérioration du béton, sous le tablier, ont aussi été changés dans cette portion du rapport, qui sert à résumer les constats faits au cours de l'inspection.

Les passages modifiés font à peine deux paragraphes et ont été remplacés par deux autres paragraphes qui sont une copie conforme du sommaire du rapport d'inspection annuelle du pont de 2011, réalisé aussi par la firme AECOM, sous la direction de l'ingénieur senior Jean-Claude Gilbert.

Entre le dépôt du rapport préliminaire d'octobre 2012 et la production du rapport final de juillet 2013, l'ingénieur Jean-Claude Gilbert a été congédié par la firme AECOM en mai 2013. Ce congédiement est survenu à la suite d'incidents survenus sur un chantier du pont Champlain, après le bris d'un joint de dilatation. Le bris du joint avait alors provoqué l'apparition d'une large fissure de plusieurs mètres de longueur sur la chaussée du pont.

La société Les Ponts Jacques Cartier et Champlain, qui gère l'ouvrage, a aussi porté plainte contre M. Gilbert à l'Ordre des ingénieurs après que Radio-Canada eut diffusé des images de cette fissure qui n'a pas mis la sécurité des usagers en jeu puisque le pont était alors fermé pour réparations.

Un porte-parole de la société fédérale des ponts, Jean-Vincent Lacroix, a assuré à La Presse que les modifications au rapport d'inspection de 2012 n'ont pas été demandées par PJCCI avant la production du rapport final. La Presse a tenté de joindre l'ingénieur Gilbert, sans succès.