Nous entrons dans son bureau sans fenêtre, au rez-de-chaussée de l'hôtel de ville de Montréal. Un lit de camp, couleur d'armée, est accoté au mur, cachant l'affiche «Keep calm and carry on». Des restes de campagne...

Richard Bergeron se déclare «le premier responsable» de sa défaite. Mais il ne l'a pas digérée. «Je suis en colère contre le monde entier», dit-il calmement.

«Rarement dans ma vie ai-je mieux mesuré le vide... Je l'ai côtoyé toute la campagne.»

Il a cru à la victoire jusqu'à la toute fin. Il s'indigne quand je manifeste mon étonnement. «J'ai perdu par seulement six points, bien sûr que j'y croyais!»

Le chef de Projet Montréal est fâché contre les médias. Les clichés répétés de reportage en analyse, des mois durant.

«Ça m'a pris toute une vie pour arriver à faire la synthèse de mes connaissances. J'ai réfléchi. J'ai écrit. Mais dès que j'ouvre la bouche, on me traite de dogmatique. Ah, celui qui est un parfait ignorant, lui, on le trouve modéré, raisonnable!»

Cette campagne a été «l'apologie de l'ignorance», dit-il. Tous les médias sont «tombés dans le panneau». Le charme de Mélanie Joly a hypnotisé Pierre Bruneau: «Il ne me voyait même plus! Même Marie-France Bazzo a été séduite...»

Il me reproche d'avoir écrit au printemps qu'il ne serait pas maire, sauf revirement incroyable. «Je t'en ai voulu! Consciemment ou pas, ensuite vous essayez d'avoir raison.» (J'ai fait bien pire, M. Bergeron: j'ai cru que la lutte se ferait entre Marcel Côté et Denis Coderre, et que Mélanie Joly était une demi-candidate...)

Il reconnaît quelque mérite à Marcel Côté, mais de justesse. «Il veut faire une réforme administrative en deux ans, bonne chance, bonhomme! C'est pas l'entreprise privée ici, où tu peux te départir d'une division... As-tu une idée des syndicats?»

Il n'a pas tant parlé de la campagne. Plutôt... de la ville.

«Je suis architecte et urbaniste, et un des désavantages, c'est que quand je passe devant le square Phillips, quand je vais sur René-Lévesque, j'imagine ce que ça pourrait être, et ça me fait mal...»

Il me rappelle un jog qu'on a fait ensemble le long du canal de Lachine, en 2009, et où il dessinait dans le vide avec ses mains tout ce que serait ce quartier. «C'est en train d'arriver. Pas parfaitement, mais ça arrive.» L'air de dire: ça commence par un rêve, la ville.

- Il y a plusieurs villes dans Montréal, certaines sont comme les banlieues...

- Ce n'est pas ça. On a dit que je voulais faire comme sur le Plateau partout. J'ai dit: selon le caractère de chaque arrondissement. Denis Coderre se contentait de dire qu'il aime les autos...

«Le jour où la ville-centre jouera pleinement son rôle, les banlieues n'ont aucune chance. La banlieue est un modèle tellement absurde, destructeur d'énergie, de temps, de forêt, de territoires... En Europe, c'est inimaginable, ce qu'on fait ici.»

- Mais on n'est pas en Europe...

- Ah! voilà la question: sommes-nous réellement en Amérique du Nord? Ou plutôt: dans quelle proportion sommes-nous nord-américains?

«Je regarde la frénésie de destruction de la ville dans les années 1970. Je me dis qu'on avait une telle inquiétude existentielle comme peuple, on voulait effacer toute trace de ce qu'on avait été, se montrer le plus américain possible...»

- Mais l'Ouest-de-l'Île n'est pas Rosemont...

- On peut y faire des quartiers autrement. Là, on veut détruire le dernier paysage agricole sur l'île à Pierrefonds pour en faire un champ de monster houses avec trois, quatre chars dans l'entrée! Le je-me-moi! Y a des limites à l'étalage de l'opinion triomphante qu'on a de soi-même!

«On n'a plus le droit de développer nos villes comme on l'a fait. Comme Gilles Vaillancourt. De détruire la beauté et la remplacer par la laideur infinie. De livrer la population pieds et poings liés aux intérêts pétroliers.»

- Vous blâmez les gens censés vous élire...

- Je ne les blâme pas, c'était à moi de les convaincre. J'ai échoué. Quand j'étais au ministère des Transports, je demandais parfois au sous-ministre pourquoi le ministre ne suivait jamais nos politiques. Invariablement, il me disait: «Le ministre juge que la population n'est pas prête.» Elle ne sera jamais prête si on ne propose rien!

Il n'en revient pas d'entendre Denis Coderre parler des villes de la Communauté métropolitaine comme des «partenaires».

«On est les seuls à être obligés de se préoccuper des autres. Tous les autres peuvent saliver et se frotter les mains en attendant qu'on leur envoie notre classe moyenne, pendant que nous, on garde les pauvres. Le gouvernement du Québec chouchoute la banlieue ensuite et lui dit: veux-tu des écoles? Je vais t'en faire! Des trains, des métros à Laval, à Longueuil! La CMM, c'est un marché de dupes.»

«Je suis natif du Lac-Saint-Jean, je suis fier d'être québécois, mais il faut être conscient que notre interface avec le monde, c'est Montréal. Je rugis dans le noir en voyant le déclin de Montréal programmé au gouvernement. Qu'est-ce que le reste du Québec sans Montréal? OK, ça va donner trois victoires électorales... Nos problèmes viennent de la faillite morale de nos élites à stricte fin de se faire élire.»

- Pourquoi avoir écrit ce petit livre touchant [L'orphelinat], qui raconte votre enfance heureuse dans un orphelinat?

«J'avais un devoir envers les 500 enfants qui étaient avec moi. À 22 ans, j'ai lu La vie devant soi, d'Émile Ajar, je me suis dit qu'un jour je devrais raconter ça.

«Le devoir. Toute ma vie s'explique par ça. À 24 ans, je suis parti en Afrique (pour le Service universitaire canadien outre-mer). Par devoir. J'ai vu là, dans la pauvreté, les enfants les plus heureux qui soient. C'est là que j'ai décidé de ne pas avoir de voiture. J'ai écrit sur les voitures, mais, au fond, c'est des manifestes d'urbanisme. Au ministère de la Métropole, aux Transports, à la STM: j'ai poursuivi ma réflexion.

«Il est peut-être trop tôt pour le dire, mais j'ai l'impression d'avoir failli à mon devoir. Essayer, ce n'est pas assez. Si vous perdez la Série mondiale à cause d'un circuit de l'autre équipe en 9e manche, vous avez quand même perdu. J'espère qu'à 90 ans, je ne regarderai pas Montréal trop déçu...»