La science des patinoires extérieures, Claude Nicol l'a. Ce contremaître de l'arrondissement de Ville-Marie est devenu, en 37 ans de métier, une des rares sommités dans ce domaine. Là où le commun des mortels ne voit que le résultat des caprices de la météo, lui y voit un formidable laboratoire, une oeuvre d'art de glace la plus lisse possible.                                

«Si on y met l'énergie et le savoir-faire, oui, on peut avoir de belles patinoires partout, explique-t-il. C'est entre la science et un travail d'artisan. Une patinoire, c'est quelque chose de presque vivant, ça change au cours de la journée.»

M. Nicol transmet régulièrement ses connaissances à des dizaines de cols bleus des autres arrondissements, dans des séances de formation. Il a consigné ses techniques dans un document de 50 pages, un guide inestimable puisqu'il n'existe presque pas de littérature dans ce domaine. «On apprend toujours, il y a toujours des choses à approfondir, dit-il. On tombe dans la chimie de l'eau, c'est une des plus difficiles, les scientifiques ne s'entendent pas tous.»

Par un froid de canard en début de semaine, au parc Walter-Stewart, angle des rues de Rouen et D'Iberville, le contremaître contemple les surfaces encore raboteuses, parfois enneigées, avec son équipe d'une demi-douzaine de cols bleus. «On parle de savoir-faire, mais ce n'est pas dans les nuages, c'est sur le terrain. On pose des actions, on fait des expérimentations. On essaie des choses; des fois ça fonctionne, des fois non.»

L'art de l'arrosage

Toujours à l'affût de nouvelles techniques, il raconte comment il a été stupéfait par la qualité de l'asphalte sur un chantier de l'autoroute 30. «Il était tellement lisse! On n'arrive même pas à faire ça avec de l'eau. J'ai posé des questions, on m'a expliqué qu'il y avait une question d'homogénéité de l'asphalte, qu'il faut brasser régulièrement, puis appliquer avec suffisamment de pression. On essaie maintenant d'appliquer ça à nos patinoires.»

Pendant l'entrevue, Claude Nicol suit avec attention le travail de la conductrice d'un tracteur équipé d'une gratte, «une des meilleures à Montréal», qui enlève la neige. On rabote ensuite la glace, puis on l'arrose en petites couches. Il faut d'abord débloquer le tuyau de pompier connecté au camion-citerne, dans lequel un bouchon de glace s'est formé. L'ambiance est bon enfant, les cols bleus se lancent des blagues.

«L'erreur classique, une journée comme aujourd'hui où il fait -16˚, ce serait de mettre trop d'eau sur une patinoire. L'eau ne gèle pas uniformément, elle ne collera pas suffisamment sur l'ancienne glace, il n'y aura pas un mariage en profondeur. Ça va se décoller.»

Au-delà des techniques, sur lesquelles il est bien sûr intarissable, le secret d'une belle patinoire tient en un mot: «La passion. Il y a deux satisfactions: celle que les employés ressentent en faisant ce travail, et le plus important de tout, ce sont ceux qui viennent patiner, qui viennent jouer au hockey.»

Il déplore que le nombre de patinoires extérieures ait considérablement diminué au fil des ans, depuis qu'il a touché à sa première patinoire en 1976. Plus moyen pour les plus jeunes de s'entraîner au grand froid jusqu'à des heures impossibles, comme il le faisait dans son enfance. «Comme par hasard, on se demande pourquoi on a moins de Québécois dans la Ligue nationale. Sur des patinoires comme ça, on peut travailler des techniques de base. Quand j'étais jeune, je pratiquais des lancers, jusqu'à 9 h du soir. On avait des endroits pour le faire. Maintenant, tous les exercices se font en aréna, à l'intérieur des ligues.»

Bon et mauvais élèves

Pendant que les machines s'activent et qu'on peaufine la glace, parfois équipé d'une simple pelle, Claude Nicol imagine de petits spectateurs anonymes. C'est une des motivations de son métier, explique-t-il. «Je sens toujours quelqu'un qui m'observe du coin de l'oeil. C'est le petit bonhomme ou la petite fille qui a reçu sa nouvelle paire de patins et qui a hâte de les essayer, et ce n'est pas encore prêt. C'est pour lui, c'est pour elle qui attend, le jeune qui va s'incarner en Guy Lafleur ou en Alex Galchenyuk. Je l'ai vécu, je suis passé par là, c'est ça l'essentiel: c'est pour les gens qu'on fait ça.»

En une heure, la glace est devenue lisse, bien glissante, si tentante que les journalistes autour du contremaître regrettent de ne pas avoir apporté leurs patins. Seul défaut: de grandes craquelures contre lesquelles on ne peut rien. «La variation de température fait éclater la glace. Les gens doivent travailler à réparer les fissures. Le point central, c'est la météo. Il faut travailler avec dame nature, la mettre de notre bord.»

Certains arrondissements ont manifestement mieux retenu les leçons que d'autres, lui fait-on remarquer. Sur le tableau de bord constamment mis à jour par la Ville sur l'internet, en milieu de semaine, certains arrondissements comme ceux du Plateau-Mont-Royal, de Rosemont-La-Petite-Patrie et de Saint-Laurent rapportaient que 100% de leurs glaces avaient la cote «excellente». Les autres devaient admettre leur lot de patinoires en mauvais état.

Fin politicien, Claude Nicol refuse de remettre un bonnet d'âne à quiconque. «Chaque arrondissement a son noyau de travailleurs qui se consacrent à cette tâche, qui le font depuis des années. Après, il y a une différence d'allocation des ressources. C'est une question de gestion des priorités.»

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L'a b c d'une belle glace

Pour avoir une belle patinoire, il y a une condition sine qua non: choisir un endroit bien plat, horizontal, «à niveau».

Dans son guide Gestion des patinoires extérieures et des étangs glacés, Claude Nicol y va d'ailleurs de cette entrée en matière: «Si un dictionnaire ne devait dorénavant contenir qu'un seul mot, celui qui contiendrait le mot "horizontalité" serait [...] le plus utile à quiconque aspire à fabriquer la patinoire idéale.»

Ses conseils, précise-t-il, peuvent également servir à tout citoyen désireux d'avoir une petite patinoire dans sa cour. Les contours doivent ensuite être étanches, pour éviter les fuites d'eau. Après avoir aplani et dégagé la surface, on arrose dès qu'on annonce au moins trois belles journées froides, au-dessous de -5 degrés. Sans y mettre trop de pression, et en évitant de le faire sur de la neige non compactée par temps froid, au-dessous de -15 degrés. «Un essai vous convaincra», note M. Nicol dans son guide.

«Il faut une préparation qui est A1, où l'eau va s'étendre, sans débris, pour qu'il n'y ait pas de bosses à la fin, précise-t-il en entrevue. La plupart des gens partent toujours trop tard.»

Le reste est une question d'entretien. On arrose régulièrement, pas trop quand il fait très froid. On peut brosser, gratter, passer la surfaceuse, utiliser la neige pour niveler la glace. Et parfois se tromper, reconnaît le contremaître. «C'est la minutie qui compte, sur le plan de la préparation et de l'arrosage. Et l'amour, le geste dévoué de la personne qui le fait. C'est elle qui est la plus importante, cette personne qui a toujours amélioré ses techniques. Il faut l'aimer, sa glace.»

Pour diverses raisons, le savoir-faire de la patinoire extérieure «s'est atrophié au fil du temps», note cependant M. Nicol dans son guide. La multiplication des surfaces réfrigérées, intérieures et extérieures, a fait en sorte que nombre de travailleurs ont été remplacés par des appareils spécialisés. «Cette diminution de travailleurs a entraîné à son tour la disparition graduelle des patinoires extérieures», analyse-t-il.