Le 10 mars dernier, Johnny Zoumboulakis a reçu le courriel qu'il n'espérait plus: son avocat lui annonçait que la Ville renonçait à exproprier le Café Cléopâtre. Pour le propriétaire du célèbre bar de danseuses de la Main, cette nouvelle tombait après plus de deux ans de combat acharné.

«Si j'ai fêté? Pas vraiment. J'ai surtout ressenti un immense soulagement», explique le discret homme d'affaires, avec son accent grec à couper au couteau.

Johnny Zoumboulakis a le triomphe modeste. Tant qu'il ne connaîtra pas les nouveaux plans de la Ville et du promoteur Angus pour le futur quadrilatère Saint-Laurent, il restera sur ses gardes: «Je ne suis pas convaincu que c'est terminé. J'attends de voir. Mais je veux croire que l'avenir va favoriser la cause du Cléopâtre.»

Il y aurait pourtant de quoi pavoiser. Car au départ, personne ne donnait cher de sa peau. En ce sens, sa victoire est un peu celle de David contre Goliath, du petit contre le gros. Un David ambigu, peut-être. Marchand de sexe (il préfère dire «érotisme») et de décadence, sûrement. Mais un David tout de même, qui s'est retrouvé à peu près seul pour défendre ses acquis, contre les deux géants qui voulaient l'évincer pour une cause d'apparence plus noble. «Je ne veux pas me poser en superhéros, je n'ai fait que prendre soin de mon business. Mais c'est vrai qu'Angus et la Ville avaient beaucoup plus de ressources. Ils avaient l'argent, les avocats, les experts. Ils sont nombreux à m'avoir dit que je n'avais aucune chance», admet-il.

Rappelons que la Société de développement Angus souhaitait s'approprier le Café Cléopâtre pour construire un complexe à bureaux de 12 étages entre le Monument-National et la rue Sainte-Catherine. Depuis 2009, la SDA a tout fait pour se débarrasser du bar de danseuses, qui ne cadrait pas avec ce projet ambitieux cautionné par la Ville de Montréal. Les voisins du Café Cléopâtre, dont l'épicerie iranienne Main et le mythique Montréal Pool Room, ont accepté de fermer ou de déménager moyennant des sommes substantielles. Mais M. Zoumboulakis, lui, n'a pas bronché. Insulté par le «manque de considération» de la SDA et de la Ville, il a choisi de résister, quitte à être exproprié judiciairement.

Offres insuffisantes

Pur orgueil? Il s'en défend. Les offres, dit-il, n'étaient tout simplement pas intéressantes. «D'abord, on m'a offert 875 000$ pour que je m'en aille, sans même me proposer de lieu où me rétablir. À la fin, ils me donnaient 1,7 million pour que je déménage à la Calèche du sexe. Mais cette option a été rejetée à l'unanimité par ma clientèle et mes employés. Il faut dire que c'était beaucoup plus petit qu'ici.»

Et puis, il ne s'en est jamais caché: l'idée de quitter la Main au moment où celle-ci commence à ressusciter n'avait rien de franchement séduisant. «Le Quartier des spectacles, moi, je veux en faire partie, dit-il. Ça fait 34 ans que je travaille pour bâtir cet endroit. Est-ce qu'il faut que je m'en aille simplement parce que quelqu'un d'autre a besoin du terrain? Ce n'est pas l'idée que je me fais d'une société démocratique», souligne-t-il en pesant chacun de ses mots.

En janvier, fatiguée d'attendre et de se ruiner dans ce dossier de plus en plus coûteux, la SDA a finalement lâché prise, annonçant qu'elle préparerait un autre projet sans tenir compte du Café Cléopâtre. Devant ce désistement, la Ville a choisi de stopper le processus d'expropriation. Bien qu'il soit soulagé, M. Zoumboulakis avoue que toute cette histoire lui a causé sa part de stress. Même les affaires s'en sont ressenties, admet-il. Craignant une fermeture imminente, des employés sont partis voir ailleurs. Faute de garantie à long terme, les contrats de location pour son deuxième étage se sont aussi faits plus rares. Sans parler des honoraires d'avocats. «Le promoteur n'a pas arrêté de dire que cette histoire lui avait coûté beaucoup d'argent. Moi aussi, ça m'a coûté cher.»

Rêve américain

Et maintenant que la bataille semble terminée? «Je regarde devant et je continue à travailler sept jours sur sept, répète le propriétaire, comme un mantra. C'est ce que j'ai fait toute ma vie.»

Vrai que ce Grec d'origine, arrivé ici en 1966, a trimé pour gagner son petit coin de paradis du sexe. D'éplucheur de patates à pizzaman, à cuisinier, à barman, à propriétaire de club de danseuses, le patron du Café Cléopâtre a suivi une par une les étapes de son rêve américain, fût-il dans la vente de chair au rabais. Autant dire que la retraite est exclue, surtout au moment où la Main commence à revivre.

À 62 ans, Johnny Zoumboulakis se voit même déjà comme un membre actif du futur Quartier des spectacles. «Les artistes du Café Cléopâtre et moi, on veut toujours faire partie de cette aventure. Après tout, divertir, c'est ce qu'on connaît le mieux...»