Le déclin de la lecture, l'apparition du livre électronique et la construction de la Grande Bibliothèque faisaient craindre le pire. Certains prédisaient le déclin des bibliothèques de quartier. Mais les dernières statistiques prouvent le contraire: elles se portent mieux. Et si la Grande Bibliothèque leur avait montré la voie?

L'ouverture de la Grande Bibliothèque, en avril 2005, a eu l'effet d'un raz-de-marée. Les foules, conquises, se sont pressées au portillon. Le succès a dépassé toutes les attentes; la bibliothèque était soudainement cool.

Mais dans l'ombre de cette consécration, les bibliothèques de quartier de Montréal ont encaissé le coup. Souvent petites, parfois désuètes, toujours sous-dotées, elles ont soudainement paru d'un autre âge. Dans l'année qui a suivi l'ouverture de la Grande Bibliothèque, les prêts ont chuté de 4,1% dans le réseau montréalais.

La Grande Bibliothèque a contribué à renforcer la lecture, se réjouissait à l'époque un rapport commandé par la Ville pour trouver des pistes de solution. «Elle a aussi, en revanche, fragilisé le réseau montréalais.»

Cinq ans plus tard, que reste-t-il de cette frayeur? Les dernières statistiques parlent d'elles-mêmes. Après des emprunts en baisse en 2005 et 2006, les bibliothèques montréalaises ont réussi à redresser la situation. Elles prêtent aujourd'hui plus de documents que jamais. Même si les données ne sont pas encore disponibles pour 2010, tout laisse croire que l'année dernière va représenter un record, avec pour la première fois plus de 10 millions de documents prêtés.

Contre toute attente, la Grande Bibliothèque aurait-elle eu un effet bénéfique sur le réseau montréalais? «Bien sûr!» lance sans hésitation la directrice associée aux bibliothèques de Montréal, Louise Guillemette-Labory.

«Ç'a été le modèle, la démonstration qui a permis une prise de conscience. Pourquoi les gens se précipitent à la Grande Bibliothèque? demande celle qui est à la tête du réseau montréalais. Parce que c'est un beau lieu qui détient une belle collection. Elle nous a servi d'inspiration.»

Les bibliothèques publiques montréalaises partaient de loin en 2005. Des chiffres compilés à l'époque démontraient qu'à tous points de vue - nombre de bibliothécaire par habitant, superficie par habitant, budgets, etc. - Montréal était en queue de peloton au Canada.

À l'époque, le professeur de bibliothéconomie Réjean Savard devait traîner ses étudiants à Québec pour leur faire visiter une bibliothèque du XXIe siècle. «On n'avait pas de bibliothèque moderne à Montréal. Les gens ne savaient pas que ça pouvait être le fun une bibliothèque», raconte le professeur titulaire à l'Université de Montréal.

Sauver les meubles

La Grande Bibliothèque a tout changé. Elle a aussi insufflé un sentiment d'urgence dans les petites bibliothèques de quartier: pour ne pas continuer de péricliter, le réseau montréalais devait agir vite. La première décision, en 2006, a été d'étendre les heures d'ouverture. Cette mesure a vite permis de stopper la baisse du nombre de prêts.

Une entente entre la Ville et le gouvernement du Québec a ensuite permis de lancer en 2008 un véritable chantier: 125 millions allaient être investis en 10 ans dans les bibliothèques de quartier. Depuis, les progrès sont tangibles. En 2004, il y avait 0,36 bibliothécaire par 6000 habitants à Montréal. Il y en avait 0,47 en 2009, alors que la population n'a cessé d'augmenter. Il s'agit d'une importante hausse, même si la métropole reste loin de la moyenne canadienne (0,86).

Le nombre de bibliothèques va aussi augmenter dans les prochaines années. Le réseau en compte 43 en ce moment et 11 nouvelles devraient être construites à moyen terme. Déjà, trois projets sont bien avancés: de nouvelles bibliothèques ouvriront à Notre-Dame-de-Grâce, à Saint-Laurent et dans la Petite-Patrie d'ici 2012 (voir autre texte).

La réalité n'est bien sûr pas toute rose. Les arrondissements, dont plusieurs peinent à boucler leur budget, sont tenus de payer les frais de fonctionnement des bibliothèques. Or, la construction de nouvelles bibliothèques vient gréver leurs finances. Cette semaine, le maire de Rosemont-La Petite-Patrie a par exemple averti la Ville: sans argent supplémentaire, il ne pourrait pas assurer le fonctionnement de la bibliothèque Marc-Favreau, qui doit ouvrir en 2012.

La question de l'inéquité des dotations, sujet de discorde récurrent entre la Ville et ses arrondissements, n'épargne pas les bibliothèques de quartier.

Mais les arrondissements, troubles budgétaires ou pas, n'ont jamais été aussi intéressés par de nouvelles bibliothèques, soutient Mme Guillemette-Labory. Il y a quelques années, le réseau central a pris contact avec eux pour connaître l'intérêt pour de nouveaux projets: 27 propositions ont été reçues.

Le virage numérique

À l'heure du numérique, de l'immatérialité, construire des bibliothèques de brique et de mortier est-il toujours pertinent? Pour Louise Guillemette-Labory, la bibliothèque comme lieu physique a toujours sa raison d'être.

«Quand on n'a plus les moyens d'avoir une connexion internet, on va où? Quand on a besoin d'un ordinateur pour refaire son CV, on va où? On va à la bibliothèque, dit-elle. Il s'agit d'un lieu citoyen.»

Il faudra bien sûr prendre le virage numérique, précise la directrice associée aux bibliothèques de Montréal. En ce moment, les bibliothèques sont tenues de consacrer un minimum de 1% de leur budget d'acquisition aux documents audiovisuels. C'est peu. Ce barème pourrait toutefois monter à 15% dans les prochaines années.

Mme Guillemette-Labory parle d'un «repositionnement». Le rôle de la bibliothèque, devant le flot continu d'information qui caractérise notre époque, sera d'agir en curateur. «Nous allons discriminer l'information qui est valable de celle qui ne l'est pas, explique-t-elle. L'internet c'est formidable, mais c'est parfois n'importe quoi.»

Ce virage numérique est un défi de taille pour toutes les bibliothèques du monde. Mais depuis l'ouverture de la Grande Bibliothèque, Montréal est mieux équipé pour y faire face, juge-t-elle.

«Au Québec, on a une histoire assez triste en matière de bibliothèques publiques. On est une centaine d'années en retard et il y a eu beaucoup de rendez-vous manqués, dit Mme Guillemette-Labory. La Grande Bibliothèque a cassé tout ça. Les bibliothèques de quartier doivent maintenant continuer de surprendre les gens, de briser leurs préjugés. C'est ce qui va arriver.»