La réalisation du projet de 3 milliards de l'échangeur Turcot se bute à une condition insolite, du rarement vu dans l'histoire des grands chantiers québécois: la sauvegarde d'une quarantaine de couleuvres brunes.

Ce n'est pas une blague. C'est même l'incontournable condition no 10, des 18 que compte le décret adopté par Québec le mois dernier, pour que Transports Québec obtienne son certificat d'autorisation du ministère de l'Environnement. Au coût vraisemblable de plusieurs millions, on devra répertorier, attraper et déplacer ces couleuvres.

Transports Québec devra en outre évaluer la valeur de la perte de l'habitat des malheureux reptiles et établir une compensation financière, qui sera versée à la Fondation de la faune du Québec.

«C'est une condition qui doit absolument être remplie, insiste Marie-Claude Théberge, de la Direction des évaluations environnementales au ministère de l'Environnement. Nous exigeons des rapports de suivi, nos gens vont se rendre sur place pour faire des contrôles réguliers.»

Cette espèce fragile de reptiles a élu domicile au pied de la falaise Saint-Jacques, sur un terrain vague qui sera complètement transformé d'ici à 2018. De son nom scientifique Storeria dekayi, elle n'existe que dans la région de Montréal, et plus particulièrement au pied de la falaise, un «milieu ouvert où elle trouve des abris», précise Sébastien Rouleau, coordonnateur à la recherche et conservation à l'Ecomuseum.

La condition no 10 «est quand même très intéressante, quelque chose dont on n'entend pas souvent parler, ajoute le scientifique. Disons que c'est une mesure de compromis: c'est mieux de les déplacer que de passer le bulldozer dedans...»

La recension et le déménagement de cette population sont les types d'interventions que pratique l'Ecomuseum, un zoo de l'ouest de l'île. Comment les attrape-t-on? «Par la bonne vieille méthode, explique-t-il. On lève des roches où elles s'abritent, on établit des cachettes qu'elles apprécient, comme des bardeaux d'asphalte.»

Quant à la compensation financière pour la perte de leur habitat, il admet qu'elle est très difficile à établir. «Ça s'est surtout fait pour les poissons. Évaluer un habitat faunique comme ça n'a rien d'évident.»

Un rapport de la firme Amphibia-Nature, commandé par la Ville de Montréal en 2007, a repéré 22 couleuvres adultes et 21 juvéniles. «Tous les individus semblaient en bonne santé», précise très sérieusement le rapport. On y apprend que la couleuvre se nourrit principalement de vers de terre, de limaces et d'escargots, très abondants au pied de la falaise Saint-Jacques.

Cet écoterritoire méconnu, peut-on d'ailleurs lire, est «un site paysager marquant sur l'île de Montréal», «un milieu naturel important à protéger» entre le mont Royal et les rapides de Lachine. Une douzaine d'espèces y ont été identifiées au cours des ans, mais une seule - la couleuvre brune - a vu sa présence permanente confirmée après analyse, explique-t-on au Ministère.

Cette couleuvre mesure entre 23 et 33 cm. Comme son nom l'indique, elle est de couleur brune tirant parfois sur le gris, avec un ventre rosé ou jaune pâle. Elle hiberne en groupe, parfois même avec d'autres espèces. C'est la plus rare des couleuvres québécoises, selon une fiche de Ressources naturelles et Faune Québec. Elle est «susceptible d'être désignée espèce menacée ou vulnérable».

Les couleuvres trouvées au pied de la falaise Saint-Jacques seraient des «populations reliques d'une population qui s'étendait sur l'ensemble de l'île de Montréal», estime le rapport d'Amphibia-Nature. Citant un rapport plus daté de 2003, il y précise que la falaise accueille également à l'occasion quelques mammifères plus communs, comme des renards roux, des grandes musaraignes, des moufettes rayées, des ratons laveurs... et des chats errants.