Jacques Bergeron a longtemps hésité avant d'accepter de parler publiquement des dessous de son enquête qui a mené au dépôt d'un rapport dévastateur sur le contrat des compteurs d'eau. Le vérificateur général de la Ville de Montréal a finalement accepté, tout en expliquant qu'il a un devoir de réserve. «Je dois peser chaque mot», a-t-il expliqué avant de finalement inviter La Presse dans ses bureaux d'une tour du centre-ville. Entretien avec celui qui, arrivé en poste il y a à peine cinq mois, s'est retrouvé avec le plus gros mandat d'enquête jamais attribué à son bureau.

Q: Au lendemain du dépôt de votre rapport, M. Bergeron, on a beaucoup parlé de la portion de votre enquête qui a été transmise à la Sûreté du Québec. Je voudrais revenir là-dessus. Mais avant d'en parler, j'aimerais savoir, de manière générale, quelle impression se dégage de toute cette affaire?

 

R: Durant tout l'été, j'avais l'impression de jouer avec de l'argent de Monopoly. C'était des millions. Des millions, mais qui avaient la valeur de l'argent de Monopoly. Je pense notamment au segment sur la gouvernance, à l'appel de propositions, à l'approbation, aux communications aussi. Au bout du compte, vous savez, les chiffres changeaient et on ne savait pas pourquoi. Autrement dit, perdre 1 million, ce n'est pas grave, perdre 20 millions, bah. Je me demande si tout le monde n'avait pas perdu la notion de l'argent dans cette affaire. C'était mon impression. Et dans mon rapport, on voit les changements, et c'est la raison pour laquelle j'ai dit: «Trop vite, trop gros, trop cher.»

Q: Quand vous avez été saisi du mandat d'enquête, au mois de juin, par quoi avez-vous commencé votre étude du dossier du contrat des compteurs d'eau?

R: On a décortiqué le processus en faisant une chronologie des événements, en remontant jusqu'en 2002. On a regardé les différents jalons. Autrement dit, on a regardé où les événements ont changé. Vous savez, les compteurs d'eau, ce n'est qu'un projet. Le plus petit parmi trois projets de la Ville touchant l'eau. Il y a aussi le plan d'intervention de l'eau et la mise à niveau des usines d'épuration d'eau, qui ont été donnés à d'autres consortiums. Dans le cas des compteurs d'eau, on a constaté un changement d'orientation qui a mené au programme d'optimisation de l'eau.

Q: Est-ce que chaque expert de votre équipe avait un mandat précis, une mission bien à lui?

R: Non, c'était un travail d'équipe. Le plan de travail a été produit par notre bureau. On avait quatre champs d'expertise: le volet vérification, avec l'aide de la firme Navigan Consulting. Il y avait aussi le volet ingénierie. Dans ce cas-ci, on a décidé de donner le mandat à l'École de technologie supérieure (ETS), pour la simple et bonne raison que la totalité des firmes d'ingénierie au Québec sont associées de près ou de loin à l'eau à Montréal ou à la Ville. On aurait pu aller à Toronto, mais il y avait la barrière de la langue. Et avec l'ETS, donc avec une université, on n'avait pas à procéder par appel d'offres.

Q: Au total, vous diriez que l'enquête a nécessité combien d'heures de travail?

R: On a investi 6000 heures pour faire le travail au complet. Six mille heures... Nous étions plusieurs, 17 personnes en tout, en incluant celles de l'externe. Évidemment, le travail variait de semaine en semaine, mais c'était du temps plein.

Q: Parlons maintenant de vos informations transmises à la Sûreté du Québec. Comment en êtes-vous venu à la décision de joindre les enquêteurs?

R: Au niveau de la Ville, ce qui veut dire que ça peut être 1, 10 ou 100 personnes, on a constaté qu'il y avait des rencontres planifiées avec des gens intéressés au dossier. Ça nous a surpris. Mais évidemment, on n'a pas de pouvoir d'enquête externe. On a un pouvoir d'enquête à la Ville. J'ai accès à toute l'information à l'interne, qu'elle soit sur papier ou électronique. Je ne peux pas vous dire comment on a découvert l'information. Mais comme nous savions que les gens de la SQ menaient déjà leur enquête, et qu'on avait eu quelques rencontres avec eux, on a décidé de transmettre l'information dans une enveloppe scellée pour les aider.

Q: Vous avez rencontré 27 personnes pour mener à bien votre enquête. Des gens de l'externe et de l'interne. Notamment Frank Zampino, ancien président du comité exécutif, des élus, des ex-élus aussi. La collaboration a-t-elle été bonne?

R: Je n'ai pas participé à toutes les entrevues parce que je n'aurais fait que ça. Mais j'ai assisté aux rencontres importantes à ma compréhension du dossier. Je ne peux pas vous dire qui j'ai interrogé, mais on a rencontré M. Zampino une fois. Sammy Forcillo, une fois. Gérald Tremblay aussi, une fois. Je ne peux pas divulguer la teneur de ces rencontres, mais les éléments pertinents sont dans le rapport. On a mentionné, entre autres, qu'on a découvert des rencontres planifiées dans des agendas. On a fait beaucoup d'analyses de l'évolution des agendas à travers le temps. Des courriels aussi, des correspondances. Tout ça nous a permis de corroborer des éléments, et de découvrir des documents, de relier des informations entre elles. On parle de rencontres, mais dans certains cas il y en a eu plusieurs.

Q: Les agendas de la Ville, étaient-ils électroniques ou sur papier?

R: Je ne peux pas vous le dire. Éventuellement, je vais le dire, quand le temps sera venu. Mais quand on dit des agendas de la Ville, ça comprend aussi les arrondissements. Il y a 19 arrondissements à Montréal.

Q: Durant l'enquête, est-ce qu'il y avait des discussions sur les compteurs d'eau à l'extérieur du bureau?

R: Aucune discussion à l'extérieur. Même pas avec les proches, surtout pas avec les proches. On en était même venus au point où toutes les communications internes, c'est-à-dire nos courriels, ne passaient plus par le réseau de la Ville de Montréal. On communiquait de clé USB à clé USB.

Q: Vous n'aviez pas droit à l'erreur, M. Bergeron. La pression était-elle forte?

R: Il ne fallait pas se tromper. Et plus on avançait dans nos travaux, plus on percevait qu'il y aurait un impact. À la fin, on savait qu'on avait une mini-bombe atomique. C'était ébranlant. J'ai été tenu au courant de chaque découverte. Il fallait beaucoup de rigueur. C'est un rapport qui a été écrit par plusieurs personnes, provenant de l'interne et de l'externe, un peu par moi également. Mais j'ai repris chaque mot, chaque ligne, chaque virgule, je les connais toutes. Il y avait une crainte de dire quelque chose qui n'était pas vrai, ou faux. Donc, on a validé le contenu du rapport auprès de certaines personnes de la Ville avant de le publier. Et ces personnes, au nombre de deux, n'avaient pas le droit de prendre des notes durant la lecture supervisée.

Q: Le rapport a été présenté aux élus du conseil municipal le lundi 21 septembre. Quand a-t-il été imprimé?

R: Trois jours avant, le vendredi soir. On a pris des dispositifs avec les gens de l'imprimerie de la Ville de Montréal. C'est-à-dire qu'il y avait deux personnes de chez nous qui sont allées directement à l'imprimerie avec le fichier. Elles se sont assurées que le fichier soit effacé. Et se sont assurées que l'imprimante n'était pas en réseau, que les copies revenaient ici. On avait même une entente avec les gens de notre immeuble pour que les copies soient dans mon bureau. Les gens de l'entretien ont même passé par une enquête de sécurité. Finalement, il n'y a pas eu de fuite dans les médias.

Q: Justement, vous parlez des journalistes. Vous n'êtes pas sans savoir que les compteurs d'eau ont fait couler beaucoup d'encre dans la dernière année. Est-ce que les articles vous ont aidé?

R: Ce que je peux vous dire, c'est qu'avant qu'on obtienne le mandat d'enquête de l'administration Tremblay, nous étions à un cheveu d'entreprendre une enquête de notre propre chef. J'ai une revue de presse, un gros cartable d'articles de journaux sur les compteurs d'eau. Ils ont été analysés un à un. On a, par exemple, comparé le coût des appareils de mesure de Montréal avec ceux de Toronto.

Q: Votre travail ne se termine pas là. Vous avez été nommé pour sept ans. Qu'entendez-vous faire maintenant?

R: Un défi de recrutement s'en vient au bureau du vérificateur général. Il y a deux autres projets de l'eau: le plan d'intervention et la mise à niveau des usines d'épuration d'eau. J'aimerais mener une analyse de risques. Ma motivation est d'améliorer, et de m'assurer que ça ne se reproduise plus. Parce qu'à travers tout ça, il y a une urgence d'agir en matière d'eau.

 

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Jacques Bergeron et son équipe

Afin de parvenir à achever son enquête dans les délais imposés par l'administration Tremblay-Dauphin, c'est-à-dire en moins de quatre mois, le vérificateur général a fait appel à 17 spécialistes de l'extérieur. Il disposait d'un budget de 825 000$. En mai dernier, le gouvernement du Québec a accordé une dispense au bureau afin qu'il puisse s'entourer d'experts sans procéder par appel d'offres. Par souci de transparence, Jacques Bergeron a fait appel à trois firmes sur invitation pour la réalisation de la portion vérification et enquête et pour l'assister dans la gestion globale du projet. Cette portion était la plus importante du mandat. La firme Navigant Consulting a été retenue. Pour le volet ingénierie, le vérificateur a eu recours à l'assistance de professeurs de l'École de technologie supérieure. Le volet légal a été confié à la firme Jolicoeur-Lacasse. Un professeur de l'École nationale d'administration publique a été chargé de la gouvernance. La gestion globale du projet était quant à elle sous la responsabilité de Jacques Bergeron, avec la collaboration du chef de division du bureau, Denis Tremblay. Le tout selon des ententes de gré à gré. Compte tenu de l'ampleur de l'enquête, le vérificateur général prévoit un dépassement de coûts de 15%, qui sera assumé à même le budget du bureau du vérificateur général.