L'Université de Montréal reconnaît avoir toléré, faute de balises adéquates, des comportements « inacceptables » du professeur Jean Larose, parti à la retraite en 2011 à la suite d'une plainte pour attouchements et harcèlement sexuels qui a été rejetée. Un cas qui illustre, selon le recteur, les limites d'un processus disciplinaire « long, opaque, complexe », qui doit être changé.

Allégations d'abus de pouvoir, d'inconduites sexuelles et de conflit d'intérêts... Quatre ex-étudiantes ont raconté à La Presse avoir subi ou été témoins de comportements inacceptables du professeur honoraire de l'Université de Montréal Jean Larose, parti à la retraite en 2011 à la suite d'une plainte qui n'a mené à aucune sanction.

Tout en soulignant que M. Larose a été blanchi par le comité de discipline, le recteur Guy Breton admet que dans ce dossier, l'Université de Montréal a, faute de balises adéquates, toléré une situation « inacceptable » et une certaine « omerta ». La direction a tenu à exprimer sa sympathie aux étudiantes lésées et veut faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent plus (voir onglet 3).

Intellectuel de renom, auteur et ex-animateur à la défunte Chaîne culturelle de Radio-Canada, M. Larose, qui a enseigné à l'Université de Montréal de 1979 à 2011, qualifie ces allégations de « fabrications » et se dit victime d'une vengeance (voir onglet 4). « Je n'ai eu dans ma vie que des relations mutuellement, librement consenties. J'ai certes commis pas mal de péchés, mais jamais de crime », dit M. Larose.

M. Larose souligne que la plainte déposée contre lui en 2010 par une étudiante a été rejetée après enquête par le comité de discipline. Après examen d'une plainte pour agression sexuelle déposée contre lui par la même étudiante, le Service de police de la Ville de Montréal est arrivé à la même conclusion, ajoute-t-il.

Appelé à commenter les allégations recueillies par La Presse, faisant état d'autres plaintes déposées à l'Université de Montréal dès 2002 contre M. Larose et qui n'ont mené à aucune sanction, le recteur a dit que ce dossier illustrait les limites du processus disciplinaire actuel. « Ce cas-là - on n'en est pas fiers - est un exemple de ce qui ne marchait pas bien. Un exemple dont il faut tirer des leçons. C'est inacceptable. »

« On est tout à fait désolés pour les étudiantes qui ont eu à souffrir de cette situation », renchérit la vice-rectrice aux affaires étudiantes, Louise Béliveau. De tels abus peuvent avoir de lourdes conséquences, reconnaît le recteur. « Ça change une vie. Comme médecin, je comprends très bien et je sympathise à cent pour cent. »

Isabelle Gagnon ne voyait pas de raison de se méfier quand, vers la fin des années 90, le professeur Larose l'a invitée à s'asseoir sur le canapé de son bureau. Étudiante à McGill, elle avait voulu assister à son cours à l'Université de Montréal pour obtenir un autre éclairage sur son sujet de maîtrise. Après un cours du soir, le professeur a proposé de poursuivre la discussion dans son bureau.

En entrant dans son bureau, elle a remarqué le canapé géant qui y trônait. « Je trouvais ça étrange. C'était quasiment aménagé comme un deuxième appartement. Il y avait une petite atmosphère tamisée. »

Elle avait apporté des documents à soumettre au professeur. Il lui a fait signe de s'asseoir, se souvient-elle. « Il a fermé la porte derrière moi d'un mouvement naturel. Il s'est installé à côté de moi et on a commencé à discuter de Proust. »

Il a répondu à ses questions. Il ne l'attirait aucunement. « Mais voilà qu'au détour d'une réponse, boum ! Je n'ai rien vu venir et le voilà en train de m'embrasser. J'ai figé là ! Je ne m'attendais tellement pas à ça. Je me sentais assez nouille ! »

Elle était si surprise qu'elle se sentait incapable de bouger, dit-elle. 

« Pendant les quelques instants où j'étais complètement pétrifiée, il en a profité pour commencer à me caresser un petit peu et tenter sa chance de m'allonger sur le divan - ce qu'il n'a pas réussi à faire parce que j'ai commencé à retrouver mes esprits tranquillement. Mais il avait eu le temps d'introduire ses mains sous ma jupe. »

Elle se rappelle que le professeur lui a susurré sur le divan qu'il regrettait de ne pas se trouver dans un endroit plus privé. « Il m'a dit : "On aurait pu gémir à loisir." »

« J'ai balbutié quelque chose qui voulait dire que je ne souhaitais pas que ça aille plus loin. »

L'étudiante, humiliée, se rappelle être partie en vitesse. « Je n'ai pas pensé porter plainte parce que ce n'était pas mon université. Aussi parce que, sur le coup, je me sentais extrêmement naïve de n'avoir rien vu venir. »

Aujourd'hui enseignante, Mme Gagnon se demande comment un professeur peut se sentir autorisé à agir de la sorte. « Pour lui, c'était comme si c'était naturel. Je donne une explication et il y a le dessert après ! »

M. Larose nie qu'une telle chose ait pu se produire.

***

Des années plus tard, Hélène Laforest ne voyait pas non plus de raison de se méfier quand elle a pris place dans le bureau du professeur Larose. C'était au printemps 2010. Elle avait 20 ans. Elle se sentait privilégiée d'avoir un cours de création littéraire avec Larose. Le professeur de 61 ans l'impressionnait, dit-elle.

Au fil des rencontres et des courriels, une tension et un malaise se sont installés. Après avoir suggéré à Mme Laforest de lui écrire pour parler de ses travaux, le professeur s'est mis à la complimenter de façon excessive sur son talent, à lui faire sentir qu'elle était unique, dit-elle. Au début, elle n'osait pas répondre, intimidée. Il a insisté en lui disant de n'écouter que son désir, soutient-elle. Il lui a dit qu'il reconnaissait en elle sa propre jeunesse et qu'il voulait l'aider. Il lui laissait comprendre qu'il était de ces gens influents capables de lui ouvrir des portes, dit-elle.

L'étudiante, qui rêvait d'écrire, a d'abord été flattée. Jusqu'à ce qu'elle réalise, dit-elle, que le mentorat proposé par le professeur était un levier pour la manipuler.

Dans son bureau, le professeur a commencé à lui faire des avances, se souvient-elle. « Il m'a déjà suggéré de me déshabiller, puis de danser dans son bureau. Je ne l'ai pas fait. »

Au terme d'une rencontre, l'étudiante dit que le professeur lui a mis la main aux fesses. « Il s'est mis à les pétrir. J'ai complètement figé. Ça m'a pris une éternité pour bouger de là. Il a ensuite glissé un doigt sur mon sexe, m'a empoignée par la boucle de ceinture pour me rapprocher, a plaqué sa main entre mes jambes. J'étais pétrifiée. Lorsque j'ai réussi à m'éloigner, il continuait de bouger sa main pour m'inviter à revenir. »

Confuse, Hélène Laforest n'a pas osé faire des reproches au professeur. Elle craignait de le décevoir et de compromettre son projet de roman qui lui tenait tant à coeur, dit-elle.

Lorsque M. Larose l'a invitée chez lui, à la fin du trimestre, elle y est allée dans l'espoir qu'il l'aide dans ce projet. N'ayant pas répondu à ses avances sexuelles et ayant souvent rappelé au professeur qu'elle était déjà en couple et fidèle, elle pensait naïvement qu'il avait compris le message, dit-elle.

Au cours de cette rencontre, le professeur l'a emmenée dans une chambre et l'a invitée à s'asseoir sur un lit, dit-elle. 

« Il m'a montré sa collection de coquillages... À un moment donné, il a décidé qu'il se penchait et qu'il mettait sa face dans mon décolleté. Il ne me donnait pas le choix. Il m'imposait sa personne. Je l'ai repoussé rapidement. »

Lorsqu'elle s'est résolue à lui faire des reproches, Hélène Laforest dit avoir compris qu'elle avait bel et bien été manipulée. « Quand je l'ai revu, il était vraiment froid. Il m'a livré des commentaires inutilement durs sur mon projet d'écriture. J'avais apporté d'autres pages pour lui. Il n'a pas voulu les prendre. Dans le fond, je n'étais plus intéressante à ses yeux. »

Après avoir pris conscience de ce qui lui était arrivé, la jeune femme a sombré dans un état dépressif. Elle avait des idées suicidaires, qui réapparaissent encore aujourd'hui.

Hélène Laforest a annulé le cours qu'elle devait suivre avec Jean Larose à l'automne 2010. Elle a déposé une plainte à l'université et une autre à la police. Les deux plaintes ont été rejetées. À l'université, on a toutefois offert à la plaignante, à sa demande, des services de psychothérapie. La plaignante a aussi suivi un cours d'autodéfense qui, dit-elle, a pu lui être remboursé par l'université à la suite d'une lettre de sa thérapeute dont nous avons obtenu copie.

Du côté du Service de police de la Ville de Montréal, la plainte a été jugée « non fondée ». On a estimé ne pas pouvoir faire la preuve de non-consentement. « Je trouvais que les enquêteurs avaient l'air de minimiser parce que je n'étais pas mineure. On sous-entendait que, comme j'étais adulte, j'aurais pu lui dire non. Mais c'était pas mal plus compliqué que ça ! Ils n'ont pas tenu compte du rapport de pouvoir. Et même si j'avais trouvé la force de dire non, sa main était déjà entre mes jambes, le mal était fait. »

Bien qu'elle reconnaisse avoir eu une attirance intellectuelle pour le professeur avec qui elle a eu une longue correspondance, la jeune femme n'a pas le moindre doute quant au fait qu'elle n'était pas consentante. Sept ans plus tard, elle dit se sentir hantée par cette histoire. « Il y a encore de la honte. Un sentiment d'injustice aussi. »

PAS LA PREMIÈRE PLAINTE

Hélène Laforest n'était pas la première à porter plainte contre Jean Larose. En 2002, deux étudiantes se sont présentées au Bureau d'intervention en matière de harcèlement de l'Université de Montréal, à la suggestion de l'ombudsman. « On nous a dit qu'on ne pouvait rien pour nous, qu'il faudrait aller devant les tribunaux pour faire la preuve de notre non-consentement », raconte Mélissa Grégoire.

Quinze ans plus tard, l'ex-étudiante tremble encore quand elle en parle. « Il n'y a rien de plus pénible que d'avouer à ses proches et de s'avouer d'abord à soi-même qu'on a été abusée par un prof qu'on admirait, qu'on aimait. »

Dans la foulée du mouvement #moiaussi, son amie Sarah Rocheville a, sans consulter personne, dénoncé Jean Larose dans les médias sociaux. Mélissa Grégoire dit alors avoir été « replongée dans la noirceur » de ses 20 ans : difficulté à parler, à respirer, à travailler. 

« Larose ne m'a pas forcée à avoir des relations sexuelles avec lui, mais il a profité du fait que j'avais besoin d'être reconnue par lui, comme la plupart des étudiants qui attendent de leur professeur la confirmation qu'ils ont tout ce qu'il faut pour faire des études, penser et écrire. »

Jean Larose l'impressionnait, et elle craignait son jugement, dit-elle. « Étant professeur de création littéraire, il avait accès à mon intimité : il connaissait mes failles, mes désirs. Il s'insérait habilement, sournoisement dans tout cela, pratiquait une sorte d'"analyse sauvage" lors de rencontres individuelles qui se déroulaient dans son bureau. »

Dans les commentaires sur ses copies, le professeur faisait souvent allusion au désir que l'étudiante « réprimait », ce qui empêchait de « libérer » sa prose, se souvient-elle. Fort de son emprise psychologique, il lui a fait « accepter » des actes sexuels dégradants, dit-elle. « J'avais l'impression d'être sa pute. Cela a duré quelques sessions, parfois dans son bureau, parfois dans mon appartement, puis il m'a peu à peu laissé tomber pour une autre étudiante, puis une autre. En perdant son attention et son amour, je me suis mise à douter de moi, de ma valeur intellectuelle. Je me croyais unique, je découvrais que j'étais une parmi plusieurs, et je me suis retrouvée bien seule puisque notre relation m'avait discréditée auprès des camarades. »

Si elle et une autre étudiante qui a eu une expérience semblable avec le même professeur ont voulu porter plainte, c'est qu'elles ne voulaient pas que d'autres étudiantes connaissent le même sort, dit-elle. Elles avaient apporté des preuves de la relation malsaine qu'elles avaient eue avec Jean Larose, notamment des courriels qui, croyaient-elles, auraient pu servir à établir l'existence d'un abus de pouvoir ou, à tout le moins, d'un conflit d'intérêts.

« Ce professeur n'a jamais été reconnu coupable d'aucune faute, mais je sais qu'il est fautif, qu'il n'a pas tenu sa place, que je suis sortie de cette relation démolie, honteuse. » Cette malheureuse expérience l'a fait sombrer, pendant des années, dans la dépression et l'anxiété.

Le philosophe et intervenant social Jean Bédard connaît deux jeunes femmes, dont Mélissa Grégoire, pour qui la relation qu'elles ont eue avec Jean Larose alors qu'elles étaient étudiantes a eu un effet « destructeur ». Même si elles n'étaient pas mineures au moment des faits et que, dans leur cas, elles étaient consentantes, il ne fait aucun doute à ses yeux qu'elles ont subi une forme d'abus et de manipulation qui peut avoir des conséquences très sérieuses pour des jeunes vulnérables. « Du point de vue légal, il semble impossible d'incriminer les personnes en cause, en l'absence de code d'éthique pour les professeurs. La loi n'interdit pas de telles relations pourvu que le consentement soit assez clair et explicite. Mais du point de vue moral et du point de vue éthique, tous les codes d'éthique des professionnels expriment bien qu'au-delà de ce qui est strictement légal, il est immoral d'abuser de la fragilité de quelqu'un et d'un rapport d'autorité pour le manipuler à des fins sexuelles », souligne M. Bédard, qui a lui-même participé à l'élaboration de plusieurs codes d'éthique de professionnels, dont ceux des travailleurs sociaux et des psychologues.

M. Larose se croit victime de la vengeance de Mme Grégoire et de son entourage, qui tentent, dit-il, de le « détruire » en propageant des « infamies éhontées » et des « accusations sans fondement » à son sujet. Mme Grégoire dit que c'est faux. « Je n'ai organisé aucun complot. Je n'ai fait que répondre aux questions de La Presse. »

Selon M. Larose, l'ex-étudiante, avec qui il admet avoir eu une relation intime, ne lui a « jamais pardonné de ne pas l'aimer ». « Ça n'a jamais été une vraie relation. Et je crois que c'est ce qu'elle ne m'a pas pardonné. »

M. Larose dit qu'il n'a jamais utilisé sa position de professeur pour en faire un « outil de pouvoir » ou manipuler des jeunes vulnérables. S'il considère comme une « faute professionnelle » le fait de mêler des relations intimes et une relation pédagogique, il n'y voit pas une situation de conflit d'intérêts.

Selon Mme Grégoire, la défense de M. Larose ne fait que confirmer ce qu'elle avance. « Jean Larose reconnaît avoir eu une relation intime avec moi, qui n'a jamais été, dit-il, une "vraie relation", puisqu'il ne m'aimait pas, ce qui confirme le fait qu'il s'est servi de son statut de professeur pour obtenir de moi des faveurs sexuelles. Alors, en ce qui me concerne, je ne vois pas en quoi mon "accusation" serait "sans fondement". »

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À la fin des années 90, Sarah Rocheville, aujourd'hui professeure à l'Université de Sherbrooke, dit avoir été témoin de ce qu'elle appelle « le désastre Larose » chez plusieurs étudiantes. « Ce que je lui reproche, c'est d'avoir érigé en système, session après session, un abus de pouvoir légitimé par son statut de professeur. »

« Ce cas me semble exemplaire et exceptionnel. Il n'y a pas de doute sur ce cas. Il n'est pas sujet à interprétation. Il n'y a pas lieu de se dire : est-ce que c'est un prof qui a eu une aventure avec une étudiante ? Non. Il y avait vraiment, pour lui, une mission pédagogique qui passait par le lit. »

Dans un texte publié en 2005 dans la revue Spirale, Larose observe que « l'écrivain se forme au lit autant que par l'écriture et la lecture ».

Le professeur écrit dans le même article : « Je ne suis pas sûr qu'il soit toujours mauvais pour un mineur de se laisser aimer par un adulte. Le danger augmente si lui-même commence à aimer. Son admiration pour le maître le propose à une pénétration ravageuse. »

À la suite de la publication de ce texte, les professeurs de littérature de l'Université de Montréal ont reçu dans leur casier un tract anonyme les invitant à un faux colloque dénonçant la « pédagogie dévastatrice » de Jean Larose. Le dépliant, qualifié de « diffamatoire » par M. Larose, citait des extraits de l'article de Spirale, qui étaient suivis de questions. « Qui est Jean Larose ? Pouvons-nous encore confier nos étudiants à cet individu ? »

Éric Méchoulan, directeur du département d'études françaises à l'époque, se souvient de ce tract. Au-delà des « bruits de couloir » faisant état de drague insistante, il n'a jamais reçu aucune plainte formelle au sujet de son collègue. « Rétrospectivement, je regrette beaucoup qu'on ne se soit pas plus mobilisés pour faire des vérifications, soit pour faire disparaître les bruits, soit pour les valider. »

Sarah Rocheville reproche à Jean Larose d'avoir profité de son statut de professeur de création littéraire pour manipuler les étudiantes les plus vulnérables. « Étant moi-même devenue professeure de création littéraire, je vois à quel point il est facile, par le truchement des transferts, de manipuler les consentements, de faire un chantage émotif, psychologique, qui détruit très vite la confiance des étudiants. »

« Pour moi, son comportement de professeur est inacceptable. Il constitue, à cause de son caractère répétitif, un abus de pouvoir et de confiance terrible. Pas parce qu'il a aimé une étudiante. Pas parce qu'il a couché avec une étudiante. Parce qu'il en a fait un système. »

Comment se fait-il que l'Université de Montréal ait accepté une telle chose ? demande Sarah Rocheville. « Ma colère est aussi dirigée vers l'université qui a trop longtemps protégé ses professeurs. À la limite, je considère qu'elle a été facilitatrice. [...] Il faut que les témoins dénoncent. »

Photo Martin Chamberland, La Presse

Hélène Laforest a porté plainte en 2010 contre Jean Larose.

Photo Martin Chamberland, Archives La Presse

Jean Larose, photographié ici en octobre 1998, souligne que la plainte déposée contre lui en 2010 par une étudiante a été rejetée après enquête par le comité de discipline.