Votre dentiste a-t-il appris à faire un traitement de canal ou à poser des implants à la va-vite ? Demande-t-il à son hygiéniste dentaire de faire des gestes médicaux qui lui sont interdits ? À l'heure actuelle, ce genre de situation se produit trop souvent. À tel point que les autorités ont décidé d'entreprendre un grand ménage, a appris La Presse.

Valérie est hygiéniste dentaire, mais elle se sent de plus en plus souvent comme un agent double. Car elle n'en peut plus de voir ses patrons dentistes confier illégalement à leurs employées une panoplie d'actes interdits.

« Un dentiste m'a déjà demandé de poser un fil orthodontique à sa place. Je n'avais jamais fait ça de ma vie ! Il m'a dit : "C'est pas grave, je vais te laisser une heure et demie." Il se fichait bien du patient », dénonce la contractuelle, qui nous a demandé de changer son prénom pour ne pas mettre la fin de sa longue carrière en péril.

Dans plusieurs dizaines de cabinets de la grande région de Montréal, Valérie a vu ses consoeurs hygiénistes et d'innombrables assistantes dentaires prendre des empreintes dentaires à la place des dentistes. Pire, dit-elle, « j'ai vu des assistantes se servir de turbines, utiliser des adhésifs, des composites, poser, coller, décoller, activer et mettre en bouche une panoplie d'appareils fixes et amovibles sous prétexte qu'elles en étaient capables. Dans les hôpitaux, ça ferait un scandale ! On ne laisserait jamais les préposées aux bénéficiaires installer des solutés à la place des infirmières sous prétexte qu'elles ont du talent... »

Épidémie confirmée

Les organismes de surveillance interpellés par La Presse ne s'entendent pas sur la gravité des violations. Mais tous admettent que la loi est bafouée chaque jour.

C'est le cas dans 95 % des cabinets, estime l'Association des assistantes dentaires du Québec. « Je connais un dentiste qui travaille avec cinq assistantes. Croire qu'il leur confie seulement des tâches légales est aberrant. Certains transforment leurs assistantes en mini-dentistes ! », rapporte la porte-parole de l'organisme, Renée Vaillancourt, qui a contribué à créer le programme de formation professionnelle des assistantes et leur a enseigné pendant 22 ans.

Les assistantes qui refusent d'obtempérer - par crainte des poursuites - risquent de perdre leur emploi, dit-elle. « C'est arrivé à plusieurs de mes anciennes élèves. Le dentiste voulait qu'elles anesthésient elles-mêmes la maxillaire d'un patient [en l'injectant] ! »

Danger?

Le public est-il en danger ? Tout dépend des actes et des individus en cause. Même si la loi leur interdit encore de prendre des radiographies et des empreintes, les assistantes ayant suivi le programme du ministère de l'Éducation apprennent quand même la bonne technique à l'école secondaire.

Mais décrocher ce diplôme n'est pas obligatoire pour travailler. « Certains dentistes embauchent donc d'anciennes secrétaires, des éducatrices en garderie ou des amies de la famille. D'autres exploitent des immigrantes qui n'ont pas fini leur cours, pour leur verser le salaire minimum », prévient notre hygiéniste sonneuse d'alarme.

• Les 6150 hygiénistes dentaires québécoises doivent être membres de leur ordre professionnel, subir des inspections et suivre annuellement une formation continue. Elles ne peuvent poser de diagnostics, mais peuvent dépister les maladies bucco-dentaires, faire les détartrages, prendre des radiographies, etc. Elles apprennent leur métier au collégial, en trois ans.

• Les 5000 assistantes dentaires ne sont pas membres d'un ordre professionnel. La grande majorité d'entre elles détiennent un diplôme d'études secondaire en assistance dentaire (un an d'études), mais puisque cela n'est pas obligatoire, quelques centaines d'entre elles ont plutôt été formées par leur patron dentiste. Elles ne sont pas soumises à des inspections et aucun acte ne leur est réservé.

Plusieurs dentistes délèguent par ailleurs des missions beaucoup plus délicates. En 2015, le Conseil de discipline de l'Ordre a écrit qu'il était « impensable » et « inexcusable » qu'un dentiste ait laissé des assistantes insérer des matériaux d'obturation à sa place.

L'année suivante, il en a puni un autre ayant confié des détartrages à ses assistantes, disant que cela revenait à « tromper » les patients, à les faire consentir, « sous de fausses représentations », à un « acte invasif » et, donc, à les agresser.

Les poursuites pour exercice illégal sont très rares (à peine une ou deux par année), mais d'après Mme Vaillancourt, ce dernier type de violations se produit malgré tout « beaucoup » en région, puisque les hygiénistes y sont trop peu nombreuses.

Les traitements d'orthodontie sont aussi l'occasion de dérives. « Quand je vois des patients mal bagués ou des choses qui n'auraient pas dû aller en bouche, c'était généralement l'hygiéniste et l'assistante qui avaient fait le travail illégalement », affirme le Dr Claude Remise, auteur de nombreuses expertises et professeur d'orthodontie à la faculté de médecine dentaire de l'Université de Montréal.

L'appât du gain

Comment en est-on arrivé là ? Pour l'Ordre des dentistes, le gouvernement a beaucoup trop tardé à moderniser les règles (voir encadré final).

D'autres blâment d'abord l'appât du gain. Puisque équiper une clinique à la fine pointe de la technologie coûte une fortune, de nombreux dentistes font appel à des entreprises spécialisées en gestion qui leur fixent des objectifs de facturation à l'heure. Et la façon la plus simple de facturer davantage - ou à moindre coût - consiste à confier des actes « facturables » aux assistantes, dont le salaire est au moins 60 % moins élevé que celui des hygiénistes.

« Pour certains dentistes, le plus important, c'est leur porte-monnaie, pas le patient. On ne peut plus dire que ces gens-là exercent une profession, ils l'ont transformée en business», souligne le Dr Claude Remise, professeur d'orthodontie à la Faculté de médecine dentaire de l'Université de Montréal.

D'après le propriétaire d'un laboratoire dentaire (qui fabrique depuis 30 ans des implants, des couronnes et des partiels), une poignée d'irresponsables va trop vite. « Je dois souvent corriger des erreurs, parce qu'ils ne prennent pas le temps de faire les choses comme il le faut. Ils sont bookés serré pour faire un maximum d'argent. »

« Les hygiénistes subissent beaucoup de pression pour augmenter le chiffre d'affaires. Les dentistes leur demandent de convaincre les patients d'essayer des traitements dont ils n'ont pas toujours besoin et évaluent leur rendement en fonction de ces objectifs », renchérit la présidente de leur ordre professionnel, Diane Duval (qui milite elle aussi pour une modernisation de l'industrie, mais dans son cas, pour accroître l'autonomie de ses membres).

Dans le plus récent numéro du journal de l'ordre, L'Explorateur, elle ajoute que les hygiénistes sont démunies devant ces demandes « à l'encontre de l'éthique » et sollicitent de plus en plus l'ordre pour qu'il les aide à « contrer ces situations abusives ».

Le président de l'Ordre des dentistes, le Dr Barry Dolman, a lu son cri d'alarme. « Mais si des gens ont des cas, ils doivent nous téléphoner et les dénoncer au lieu de lancer des accusations. On ne peut pas agir sur la base de ouï-dire. »

Des règles désuètes

Puisque la prise d'empreintes et celle de radiographies sont déjà enseignées aux assistantes dentaires, il est urgent que la loi les autorise à s'en charger, plaide l'Ordre des dentistes du Québec. « Ça fait 15 ans qu'on le demande au gouvernement ! lance le président de l'organisme, le Dr Barry Dolman. Quand la loi a été écrite, les risques étaient beaucoup plus grands, mais la technologie a beaucoup évolué depuis. »

Depuis le début de l'année, les professionnels de la médecine dentaire ont lancé un processus de médiation dans l'espoir de s'entendre enfin sur la meilleure façon de moderniser les règles. Au final, les assistantes pourraient aussi obtenir le droit de faire plusieurs des gestes requis dans le cadre de traitements prodigués et supervisés par les dentistes (comme poser des digues en caoutchouc).

« Au Canada, les assistantes dentaires québécoises sont les seules à ne pas être reconnues », souligne la porte-parole de leur association, Renée Vaillancourt, qui a donné une conférence lors des récentes Journées dentaires : « Les dentistes ont failli tomber en bas de leur chaise en entendant tout ce qui est interdit ! »

CHIFFRES

5000: Nombre d'assistantes dentaires au Québec (dont 300 enregistrées au registre de leur association)



4/5: Proportion approximative des assistantes dentaires ayant décroché leur diplôme d'études professionnelles secondaires

6150: Nombre d'hygiénistes dentaires québécoises