La condition des travailleurs et travailleuses immigrants sans papiers ou en attente d'un statut ne cesse de se détériorer, tonnent les organismes de défense qui réclament une législation «qui a des dents» pour pincer les agences de placement et les entreprises clientes qui «exploitent» cette main-d'oeuvre sans droits. État des lieux.

UN PRODUCTEUR ÉCHAUDÉ PAR LES AGENCES

Échaudé par les agences de placement qui font travailler des travailleurs immigrants, Fruit d'or, important transformateur de canneberges et de bleuets, évite désormais de faire appel à leurs services pour combler ses besoins de main-d'oeuvre temporaire. «On avait observé un manque de sérieux [des agences] malgré nos vérifications», a confié à La Presse le président de l'entreprise, Martin Lemoine. L'an dernier, le transformateur a mis fin à son association avec l'homme d'affaires guatémaltèque, Esvin Cordon, après qu'il eut été mis en preuve que son agence de placement [Les Progrès], de Victoriaville, abusait d'un groupe de travailleurs du Guatemala.

TRAVAILLEURS SANS DROITS

Un fait demeure: les travailleurs d'agences sont considérés comme «une main-d'oeuvre jetable», déplore vivement Viviana Medina, organisatrice communautaire au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants.

«On les utilise pour combler les besoins des employeurs. On fait ce qu'on veut avec eux, avec elles, ajoute Mme Medina. Ces travailleurs n'osent pas se plaindre des mauvais traitements dont ils sont victimes parce que, très souvent, ils sont en attente d'un statut [de réfugié].»

UNE SITUATION CHAOTIQUE

La peur de se faire dénoncer les rend vulnérables, en plus de les placer dans une «situation chaotique», soutient la militante d'origine mexicaine, qui s'implique activement au sein de l'Association des travailleurs et travailleuses d'agences de placement. «Très souvent, déplore-t-elle, le travailleur ne sait même pas s'il va se faire payer et, pire encore, on ne lui a pas dit qui était le responsable de la paye!» Il arrive également que les agences demandent aux travailleurs de payer eux-mêmes leurs bottes de travail et les gants de sécurité. «On les paye très mal et on les traite injustement. Les entreprises clientes ferment les yeux. Elles font comme si c'était normal», s'indigne cette ex-travailleuse d'agence.

DES AGENCES «VOLATILES»

Il s'avère également que les agences de placement de personnel affichent un niveau de «volatilité élevée», comme l'a observé la Commission des normes du travail lors d'une récente enquête. Il a été révélé que 132 des 511 agences contactées «n'étaient plus à l'adresse sous laquelle elles avaient été enregistrées». Cela signifie, concrètement, que bon nombre d'agences voient le jour et meurent quelques mois plus tard, après avoir rempli un contrat avec une seule entreprise cliente, dans bien des cas. Des agences ont pignon sur rue tandis que d'autres exploitent leur «entreprise» à partir d'une mini-van et d'un téléphone cellulaire, ce qui les rend difficiles à repérer.

DES TRAVAILLEURS «INVISIBLES»

Ce ne sont pas que les agences qui sont «invisibles»; les travailleurs qui se font payer comptant le sont également. Ces hommes et ces femmes au statut précaire sont de plus en plus nombreux à cogner à la porte des agences pour subvenir à leurs besoins, en attendant - ou en espérant - que leur statut sera régularisé. Dans un rapport intitulé Les travailleurs invisibles, le directeur de santé publique de Montréal, Richard Massé, observe «une grosse croissance depuis 10 ans» du nombre d'agences de location de personnel avec des conditions de travail précaires. En même temps, il précise que les lésions (blessures, maladies du travail) ont triplé.

DES PROTECTIONS INSUFFISANTES

Sans aucune protection ni recours, les travailleurs d'agences qui se blessent au travail ne sont pas indemnisés. Les transports, la transformation et la fabrication sont les trois secteurs les plus à risque pour cette main-d'oeuvre, selon la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de sécurité du travail (CNESST). Un travailleur mexicain cité dans le rapport de santé publique de Montréal a observé qu'il est «fréquent, pour les entreprises clientes des agences, de sous-traiter les tâches dangereuses et les assigner à des travailleurs d'agences».

DES DRAMES HUMAINS

Tous ces drames humains se trouvent amplifiés depuis qu'Ottawa a resserré les critères pour les demandeurs d'asile, constate pour sa part Me Susan Ramirez, qui a défendu un groupe de travailleurs guatémaltèques agricoles, l'automne dernier. L'avocate montréalaise estime que ce resserrement a eu pour effet d'augmenter le nombre de sans-papiers «qui travaillent pour survivre». «Auparavant, dit-elle, la décision de garder ou de renvoyer un immigrant pouvait prendre quatre ans, et même davantage. Les demandes d'asile sont maintenant traitées en mode accéléré, en 60 jours seulement.»

DES FAMILLES DÉCHIRÉES

Ces délais «très courts» incitent un nombre grandissant de demandeurs d'asile à «prendre la clé des champs» et à offrir leurs services aux agences de placement « qui abusent très souvent d'eux», relève l'avocate.

«Ces gens-là qui ont tout laissé derrière eux ne veulent pas rentrer dans leur pays, mais très souvent, on leur refuse le droit de rester au Canada», ajoute-t-elle.

UN PHÉNOMÈNE «PRÉOCCUPANT»

Par ailleurs, Revenu Québec affirme avoir dans sa ligne de mire les agences de placement de personnel frauduleuses et délinquantes, et se dit «énormément» préoccupée par la «problématique» de l'évasion fiscale, «particulièrement en ce qui concerne le secteur agricole». «Nous invitons les entreprises à faire preuve de vigilance lorsqu'elles ont recours aux services d'une agence de placement de personnel, et s'assurer que celle-ci délivre des factures valides qui satisferont aux exigences réglementaires», précise Geneviève Laurier, porte-parole de Revenu Québec. L'an dernier, un peu plus de 2500 avis de cotisation ont été émis contre les agences et ces activités de «contrôle fiscal» ont généré des revenus de 8,8 millions de dollars.