La rencontre avait été fixée dans une synagogue de Tokyo, mais le frère Guy Lambert avait plutôt l'impression d'être au tribunal. L'homme qui l'accusait de viol, Grant Mathiesen, lui imposait des conditions, comme à un condamné.

Le frère québécois ne s'approcherait plus d'une école.

Il n'aurait plus accès à l'internet ou à un cellulaire.

À sa mort, il n'y aurait pas de requiem.

Son corps serait donné à la science.

En ce 21 janvier 2014, Mathiesen «se faisait juge», se rappelle Guy Lambert.

Aujourd'hui, les Frères de l'instruction chrétienne sont persuadés que le «juge» était un escroc professionnel - et que la véritable victime, dans cette affaire, est le frère Lambert.

Une semaine après la rencontre à la synagogue, où il avait réclamé 64 millions de dollars, Mathiesen a prévenu les frères: 

«Si vous m'ignorez, ma première étape sera de visiter Tokyo et de donner à la police japonaise les déclarations signées devant témoins et les bandes vidéo de notre rencontre.»

Trois ans ont passé sans qu'il mette sa menace à exécution. C'est plutôt la congrégation qui a porté plainte à la police de Tokyo. L'enquête s'est toutefois terminée en queue de poisson, puisque Mathiesen ne réside pas au Japon.

Mais la congrégation ne lâche pas prise. Déterminée à obtenir justice, elle se tourne maintenant vers les autorités australiennes.

Elle est en démarche pour le dépôt d'une plainte contre Mathiesen à la police du Queensland pour «harcèlement criminel à l'aide d'un ordinateur».

Cette semaine, elle a déposé une plainte auprès des Services correctionnels du Queensland, responsables de l'encadrement du meurtrier en liberté surveillée depuis 1996.

«Il n'y a pas eu de fraude», rétorque Mathiesen.

Le frère Lambert et son supérieur, Raymond Ducharme, «sont venus volontairement à la synagogue de Tokyo, dit-il. Ce n'est pas comme si quelqu'un leur avait mis un fusil sur la tempe». Le frère Lambert a même signé des aveux devant lui. «Il n'y a aucun moyen pour eux de prétendre que c'était une fraude.»

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Au moment où il s'érigeait en juge à Tokyo, Grant Mathiesen se trouvait, ironiquement, en situation illégale.

Pour entrer au Japon, il avait caché ses antécédents criminels aux douaniers. Le Japon l'aurait automatiquement refusé s'il avait admis être un meurtrier en libération conditionnelle.

Mathiesen affirme qu'il a déclaré ses antécédents et que les douaniers n'ont «pas réagi». Mais l'avocat de la congrégation, Conrad Lord, est catégorique: «L'enquêteur japonais m'a montré la carte douanière. À la question sur les antécédents, il a coché "non".»

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Alors que les affaires d'agressions sexuelles d'enfants ébranlent l'Église, il n'a jamais été aussi facile pour les profiteurs de se prétendre victimes afin de passer à la caisse.

Pour les fraudeurs, le scandale de la pédophilie au sein du clergé est une aubaine, constate le blogueur américain David Pierre, qui recense les cas de prêtres faussement accusés aux États-Unis.

S'il présente une histoire crédible, «un accusateur peut obtenir un bon règlement aussi facilement que s'il passait au guichet automatique, dénonce-t-il. Si un diocèse a déjà admis qu'un prêtre en particulier était un agresseur, il lui devient presque impossible de contester de nouvelles réclamations contre ce prêtre».

Il n'existe pas de données précises sur l'ampleur de ces réclamations frauduleuses. «Au fil des ans, j'ai constaté que plusieurs faux accusateurs souffraient de maladies mentales. Toutefois, je crois que l'appât du gain est le principal motif.»

C'est sans doute particulièrement le cas aux États-Unis, où les diocèses catholiques ont versé 3 milliards de dollars aux victimes. Jusqu'à maintenant.

Des avocats américains ont « érigé en industrie » les poursuites contre l'Église, dénonce David Pierre.

Ces avocats, maintient-il, travaillent main dans la main avec de «prétendus experts», qui leur fournissent les témoignages dont ils ont besoin en procès, et avec de «bruyants groupes de victimes», qui les alimentent en clients en échange de généreuses contributions.

Boston

À Boston, le prêtre Charles Murphy a été accusé d'agression sexuelle sur un enfant par l'avocat Mitchell Garabedian, en vedette dans le film Spotlight. Or, la victime alléguée avait des ennuis financiers et souffrait d'un grave déficit de crédibilité auprès de sa propre famille. Blanchi, le révérend Murphy a sombré dans la dépression. Quand il est mort, en juin 2015, il n'était plus que l'ombre de lui-même, a rapporté le Boston Globe: «Il n'y avait pas de cancer, pas de maladie apparente, juste un coeur brisé de 77 ans qui refusait de guérir.»

À Philadelphie, le révérend Charles Englehardt est mort menotté à son lit d'hôpital en 2014. Condamné pour avoir agressé sexuellement un enfant de choeur, le père oblat de 67 ans s'était vu refuser une opération cardiaque qui aurait pu le sauver.

Selon le magazine Newsweek, son accusateur était un affabulateur et menteur chronique. Qu'à cela ne tienne: pour éviter un procès, l'archidiocèse de Philadelphie s'est empressé de lui offrir 5 millions de dollars.

Au Québec, la vie du prêtre à la retraite Édouard Lavoie a été bouleversée lorsque deux agents de la Sûreté du Québec se sont présentés chez lui, en 2009. Un ancien élève du séminaire de Hauterive, à Baie-Comeau, l'accusait de s'être livré à des attouchements sexuels à son endroit, un demi-siècle plus tôt.

Du jour au lendemain, l'abbé Lavoie a eu l'impression de devenir radioactif. L'évêché de Baie-Comeau l'a relevé de ses fonctions. Il a dû assumer seul les frais de sa défense.

Édouard Lavoie a été acquitté en 2011. Le juge a souligné que le plaignant avait fait preuve de mémoire sélective et avait modifié son témoignage à de multiples reprises. «C'était le coup monté d'un petit bandit qui avait été renvoyé du séminaire», résume le prêtre de 88 ans, qui admet qu'aujourd'hui encore, «l'adrénaline monte vite» lorsqu'il est question de cette affaire. «On peut pardonner, mais il y a des choses qui ne s'oublient pas.»

Il y a des souillures, aussi, qui ne s'effacent pas.

«Les gens se disent encore: "D'un coup qu'il est coupable?" Il y a toujours un doute qui revient dans l'esprit de nos meilleurs amis.»

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Un faux scandale ne doit pas faire oublier l'existence des vraies victimes des prédateurs sexuels. Les survivants se comptent aujourd'hui par milliers et se retrouvent partout dans le monde. Peut-être même parmi les anciens élèves de l'école St. Mary de Tokyo.

L'avocat bostonien Mitchell Garabedian a enquêté sur des allégations d'inconduite sexuelle de la part d'un autre frère québécois, Benoît Lessard, qui a enseigné pendant 19 ans aux élèves de St. Mary avant de mourir, en mars 1980.

«C'est une affaire très compliquée. Il y a un délai de prescription au Japon, tout comme au Québec», nous a confié Me Garabedian, qui cherche à convaincre les Frères de l'instruction chrétienne de «faire la bonne chose» en versant de leur gré une compensation aux victimes alléguées du frère Lessard.

Il pourrait y en avoir des centaines. Sans la moindre formation en médecine, le frère Lessard convoquait un à un les élèves dans son bureau sous prétexte de les examiner. «Il appelait ça des vérifications de santé. Il nous faisait enlever nos pantalons, nous tenait les organes génitaux et nous demandait de tousser. Nous sommes tous passés par là, et nous avions tous le sentiment que c'était pour le moins étrange», raconte le Californien Ferdinand Stoer, ancien élève à l'école St. Mary.

«À l'époque, tous les enfants faisaient des blagues là-dessus, mais nous ne nous sentions pas menacés par cela.» Aujourd'hui, il admet que l'attitude du frère Lessard était «déplacée».

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En octobre 2014, l'école St. Mary a mis sur pied un groupe d'enquête sur les allégations d'agressions sexuelles au sein de l'établissement. Le groupe a rédigé son rapport, mais ne l'a pas rendu public. Une section entière serait consacrée à Grant Mathiesen.

Le directeur de l'école a refusé nos demandes d'entrevue.

Le frère Raymond Ducharme a été rapatrié au Québec après la rencontre à la synagogue de Tokyo. Lorsqu'il a appris qu'il avait correspondu pendant des mois avec un meurtrier, il a développé des problèmes d'anxiété et a dû suivre une thérapie. Il habite maintenant aux Philippines.

Rentré d'urgence au Québec en mars 2014, Guy Lambert s'est quant à lui retiré à la maison des Frères de l'instruction chrétienne à Trois-Rivières. Il ne croit pas revoir le Japon un jour.

Le vieil homme a décidé de cultiver son jardin plutôt que sa rancoeur envers Mathiesen. «J'ai mis ça derrière moi. En chrétien, je prie pour lui.»