Les six derniers mois de Teresita Andalis ont été les plus solitaires de sa courte vie.

Cloîtrée au People's Palace, refuge des vagabonds du centre-ville de Brisbane, en Australie, la Philippine de 21 ans attendait que l'homme qui l'avait recrutée comme aide ménagère lui donne enfin du travail.

Elle ne se doutait pas que cet homme, Grant Mathiesen, avait un tout autre projet pour elle. Que, dans la minuscule chambre de motel où elle se morfondait, en cette année 1980, elle attendait plutôt son rendez-vous avec la mort.

Teresita Andalis avait perdu sa mère à l'âge de 10 ans, dans une région reculée des Philippines. Douce, studieuse, elle était plus douée à l'école que ses huit frères et soeurs. Son père Mariano, un paysan, avait tout misé sur elle pour extirper ses enfants de la misère.

C'est ainsi que Teresita avait été choisie parmi ses frères et soeurs pour poursuivre ses études à l'Université de Manille. Elle savait pourtant que la route de l'eldorado, pour elle comme pour bien d'autres femmes philippines, ne passait pas par l'école, mais par l'étranger. Alors, elle avait soumis sa candidature à une agence internationale d'aides ménagères.

Subterfuge

C'est dans cette agence de Manille que l'Australien Grant Mathiesen, 26 ans, consultera peu après des photos de femmes prêtes à tout laisser derrière elles afin d'assurer la survie de leurs proches. Et qu'il arrêtera son choix sur la jeune et jolie Teresita.

Sans emploi, Mathiesen vivait aux crochets de ses parents, à Brisbane. À l'agence, il s'était présenté comme un pilote de ligne, fils de sénateur, à la recherche d'une femme de ménage pour lui et pour sa soeur, propriétaire d'une clinique vétérinaire. À l'ambassade d'Australie à Manille, il avait prétendu avoir rencontré Teresita alors qu'ils étaient tous deux en vacances en Espagne. Teresita avait joué le jeu, déclarant être la fiancée de Mathiesen afin d'obtenir plus facilement son visa.

Le subterfuge avait fonctionné. Remplie d'espoir, Teresita a débarqué en Australie le 28 février 1980, plongeant dans le piège mortel que Mathiesen lui avait tendu.

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Mathiesen avait tout planifié. Il a failli réussir, s'étonne encore Keith Smith, qui a dénoué l'affaire après une enquête de huit mois. «Il était rusé, brillant et très cruel», se souvient le détective à la retraite de la police de Brisbane.

Pendant six mois, Tessa, comme elle était surnommée, est rarement sortie de la chambre spartiate que Mathiesen lui avait réservée au People's Palace, à 25 $ par semaine. «Elle n'avait personne. Elle se sentait seule et déprimée, coincée dans cette chambre, dans une ville étrangère», raconte le détective Smith.

Mais Tessa s'accrochait. L'Australien lui avait promis que, bientôt, les choses s'amélioreraient. Il lui avait même offert une bague de fiançailles, la convainquant qu'il comptait bel et bien l'épouser. Ce jour-là, le People's Palace ne serait plus qu'un mauvais souvenir.

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Grant Mathiesen n'était pas pilote de ligne. Pendant que Tessa le croyait entre ciel et terre, il courait les compagnies d'assurances afin de souscrire des contrats sur la vie de la jeune Philippine.

Mathiesen a réussi à contracter deux assurances: la première auprès de la Lloyd's of London; la seconde auprès de la compagnie GRE. Il était seul bénéficiaire d'une couverture totale de 400 000 $ sur la vie de Teresita Andalis, rapporte Keith Smith dans un article détaillant les dessous de son enquête et publié en 1986 dans le Queensland Australian Police Journal. «Il était maintenant prêt à mettre le reste de son plan en oeuvre.»

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Quand le corps de Teresita Andalis a été repêché, à l'aube du 10 août 1980, près de l'île de South Stradbroke, la police maritime australienne a traité l'incident comme une noyade accidentelle.

La veille, Mathiesen avait réglé la note de Tessa au People's Palace. Il avait ensuite loué une péniche, puis s'était lentement dirigé vers South Stradbroke, l'un des endroits les plus touristiques de l'État du Queensland.

Mathiesen a jeté l'ancre au large du Tipplers Resort. Ce soir-là, il a sifflé des bières au bar de la station balnéaire, pendant que Tessa patientait, l'air renfrogné.

Une légère bruine commençait à tomber quand le couple est retourné à bord de la péniche. La nuit s'annonçait froide et noire.

À 4h20 du matin, une violente querelle a réveillé en sursaut la propriétaire du Tipplers Resort, Margaret Wright. «Il y avait une voix d'homme et une voix de femme. Les cris étaient ceux de la femme et étaient forts - très, très forts», témoignera-t-elle des mois plus tard, au procès pour meurtre de Mathiesen. «J'ai sauté hors du lit et j'ai écarté les rideaux pour regarder à l'extérieur.»

Sur la plage, trois pêcheurs ont aussi entendu des hurlements à glacer le sang. «Que fais-tu?», «que penses-tu être en train de faire?», criait une femme en panique. Puis, plus rien. Environ une demi-heure plus tard, les trois hommes ont entendu un bruit de rames, comme si une barque se dirigeait vers la rive.

C'était Mathiesen.

Margaret Wright n'a pas été surprise qu'on frappe à sa porte. Après les cris de terreur, elle s'attendait à ce qu'on vienne chercher de l'aide. Mais Mathiesen n'a pas mentionné de cri ou de dispute. Seulement, sa fiancée avait disparu et il craignait qu'elle ne soit tombée par-dessus bord. «Je pense que j'ai entendu un plouf», lui a-t-il dit.

Tout au long des recherches, ce matin-là, Mathiesen est resté chez Mme Wright. Il faisait les cent pas. «Il était très préoccupé par ce que la police allait dire, par la procédure, et se demandait s'il aurait à voir le corps», a témoigné Mme Wright lors du procès.

À la police maritime, Mathiesen a déclaré que Tessa était sa fiancée et logeait chez ses parents; qu'il était non pas pilote, mais agent immobilier; que cette nuit-là, Tessa était montée sur le toit de la péniche. Vers 4h du matin, il l'avait invitée à revenir au lit, sans succès. Il s'était assoupi en l'écoutant fredonner, avant d'être réveillé par le bruit d'un corps percutant la surface de l'eau. Il était monté en vitesse sur le toit. Tessa n'y était plus.

«La police maritime l'a cru! Elle n'a pas ouvert d'enquête criminelle», s'exclame l'ancien procureur de la Couronne affecté au dossier, Angelo Vasta.

Dès le lendemain, Mathiesen a fait incinérer le corps de Tessa, assurant au gérant du crématorium qu'il s'agissait de la volonté de sa famille, aux Philippines. Son père, Mariano, en a eu le coeur brisé. 

Fervent catholique, il aurait désespérément voulu rapatrier le corps de sa fille afin de lui offrir une sépulture. À cet homme dévasté, Mathiesen a prétendu que la coutume australienne imposait d'incinérer le corps des défunts.

Toute trace du crime avait disparu.

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Deux semaines après la mort de Tessa, Mathiesen s'est présenté aux bureaux de l'assureur GRE, à Brisbane. Il était visiblement nerveux. À peine avait-il quitté son bureau qu'une employée a plongé dans ses dossiers pour découvrir qu'en 1979, la compagnie lui avait versé 10 000 $ pour des caméras prétendument égarées entre deux aéroports.

L'employée a prévenu ses supérieurs.

Pour Grant Mathiesen, c'était le début de la fin.

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Lorsque s'est ouvert le procès pour meurtre de Mathiesen, en mars 1981, le procureur de la Couronne Angelo Vasta avait bon espoir d'obtenir un verdict de culpabilité.

Les preuves amassées étaient écrasantes. 

«Nous avions une accumulation de mensonges. Tous ces éléments réunis pointaient vers une seule direction: le complot.»

Me Vasta a appelé 63 témoins à la barre. Les uns après les autres, ils ont démoli la fable échafaudée par Mathiesen. Comme Nestor Andalis, venu des Philippines pour raconter que sa soeur adorait nager dans la rivière depuis sa tendre enfance. Mathiesen avait déclaré aux policiers que sa fiancée ne savait pas nager à son arrivée en Australie.

Le jury n'a pas traîné: coupable.

«Messieurs, a commencé le juge Peter Connelly en guise de conclusion, il ne sert à rien de prolonger cela...

- Monsieur le juge, l'a interrompu Mathiesen.

- Vous voulez dire quelque chose?

- Oui, monsieur le juge. Je n'ai pas tué Tessa.»

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Aujourd'hui, Grant Mathiesen admet son crime du bout des lèvres, tout en laissant entendre que cette sordide affaire a été provoquée par les viols dont il dit avoir été victime dans son enfance. Mathiesen prétend avoir été sodomisé par deux Québécois à Tokyo, en 1965, ainsi que par deux Australiens à Brisbane, en 1967.

«Après tout ce qui est arrivé, je me suis retrouvé avec des problèmes graves de drogue, et j'ai été condamné en 1981. Je ne blâme pas les agressions sexuelles pour ce qui est arrivé avec le meurtre, mais ces agressions ont causé un chaos dans ma vie qui a mené aux accusations de meurtre», dit-il.

Le passé difficile de Mathiesen n'a jamais été évoqué au cours des huit mois d'enquête policière - pas plus que les problèmes de drogue qui en auraient découlé. «Je ne le crois pas, je pense que c'est juste un escroc. C'est la cupidité qui l'a poussé à agir, c'est tout», tranche Me Vasta.

Le meurtre de Teresita Andalis était «terriblement prémédité», souligne l'avocat. «Toute la cruauté de cette affaire réside dans le fait que Mathiesen était prêt à prendre la vie d'une autre personne dans le seul but de passer à la caisse.»

Le 10 septembre 1981, la Cour d'appel du Queensland a confirmé le verdict de culpabilité prononcé en première instance. Pour un tel meurtre, il n'y avait qu'une peine possible: prison à vie avec travaux forcés. Mathiesen était hors d'état de nuire.

Mais ça ne durerait pas.

PHOTO FOURNIE PAR KEITH SMITH

La péniche où Grant Mathiesen a tué Teresita Andalis.