Guy Lambert est un exilé dans son propre pays.

À la maison de retraite des Frères de l'instruction chrétienne de Trois-Rivières, l'enseignant de 83 ans s'est mis au jardinage. Il tente d'oublier les événements qui l'ont arraché à sa vie au Japon. D'oublier les reportages qui l'ont traîné dans la boue en le décrivant comme un violeur d'enfant.

D'oublier Grant Mathiesen, alias Jacob Bernstein.

Ce n'est pas facile. Les allégations de cet homme ont bouleversé l'existence du frère Lambert, qui prévoyait finir ses jours au Japon après y avoir vécu un demi-siècle. L'octogénaire a plutôt été rapatrié en catastrophe. «Je suis en exil», laisse-t-il tomber.

La débâcle a été brutale.

À bord du train qui roulait vers la synagogue de Tokyo, le 21 janvier 2014, le frère Lambert croyait pourtant que son cauchemar serait bientôt terminé. Même s'il jugeait n'avoir rien à se reprocher, on l'avait convaincu qu'en acceptant de rencontrer Mathiesen et de lui faire des excuses, il mettrait cette pénible affaire derrière lui une fois pour toutes.

Mais le train filait droit vers un précipice.

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Toute sa vie, le frère Lambert a été entouré d'enfants.

Il est entré au noviciat des Frères de l'instruction chrétienne à 17 ans, en 1950, à Trois-Rivières. Onze ans plus tard, il s'est envolé pour Tokyo pour enseigner à l'école internationale St. Mary.

Là-bas, on l'appelait frère Lawrence. Après sa retraite, en 2011, le vieil homme est demeuré à la résidence des frères. Le Japon était désormais sa patrie. St. Mary était sa maison.

Mais un courriel allait bientôt rompre le cours tranquille de son existence.

Le 12 mai 2013, un Australien prétendant avoir été agressé sexuellement par un frère enseignant dans les années 60 a pris contact avec la congrégation à Tokyo.

C'était Grant Mathiesen.

«Je suis prêt à discuter d'une façon de procéder sans attirer une publicité négative considérable pour l'école», a-t-il écrit. Les frères y ont cru. Ils ont cru pouvoir gérer l'affaire discrètement, sans alerter leurs supérieurs au Québec ni la police de Tokyo.

Raymond Ducharme, responsable de la congrégation au Japon, a pris l'affaire en mains. Au cours des sept mois suivants, il a échangé une centaine de courriels avec Mathiesen. Il suivait un protocole, imposé par le Vatican, qui oblige les congrégations à soutenir les victimes d'agressions sexuelles perpétrées par leurs membres.

Mais le frère Ducharme espérait aussi éviter un scandale.

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Le récit de Grant Mathiesen fend le coeur.

Il avait 11 ans. Son père travaillait à l'ambassade d'Australie à Tokyo. Comme bien d'autres enfants d'expatriés, il fréquentait l'école catholique St. Mary, bien que sa famille ait été juive. Chaque jour, sa mère lui préparait des repas kasher, qu'il mangeait hors de la salle à manger commune.

Ce midi-là, sa mère lui avait préparé des rollmops, filets de harengs marinés piqués de gros cure-dents. «J'ai décidé d'aller les manger dans la chapelle», nous a-t-il raconté en entrevue téléphonique.

Le frère Lambert a fait irruption dans la chapelle et a indiqué au garçon qu'il n'avait pas droit d'y manger. L'enfant a été forcé de baisser son pantalon. «Je croyais que j'allais être puni, que je recevrais une fessée, quelque chose du genre. Mais le frère Lambert m'a sodomisé.»

Mathiesen soutient que, hanté par le souvenir de ce viol, il a été incapable de retoucher aux rollmops - spécialité juive cuisinée par sa mère - jusqu'à récemment. «Je les avais bloqués», a-t-il confié à La Presse - comme il l'a dit à d'autres médias sous le nom d'emprunt de Jacob Bernstein.

C'est ainsi que l'histoire du viol brutal d'un écolier juif a été diffusée sur quatre continents.

Le problème, c'est que Grant Mathiesen n'est pas juif.

Ses parents, Keith et June, se sont mariés dans une chapelle anglicane de Brisbane en décembre 1949. Son baptême, célébré dans la même chapelle, est consigné dans le numéro de juillet 1956 d'un feuillet paroissial. Son formulaire d'inscription à l'école St. Mary indique aussi qu'il est de confession anglicane.

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Il y a d'autres incohérences dans le témoignage de Mathiesen. En 2008, il était plaignant dans une autre affaire de pédophilie, qui se serait déroulée dans une école anglicane de Brisbane, en Australie. Il avait alors déclaré sous serment n'avoir jamais été témoin d'actes pédophiles ailleurs que dans cette école.

Autre problème : parmi la centaine de courriels que Mathiesen a échangés avec le frère Ducharme, aucun ne mentionne la présence d'un second agresseur dans la chapelle de St. Mary. Ce n'est qu'après une correspondance soutenue de plus d'un an que le frère Claude Villemure a été inclus dans le récit du viol de Jacob Bernstein.

Cet autre frère pédophile l'avait lui aussi sodomisé. «Oui, c'était un viol collectif», a écrit Mathiesen en septembre 2014.

Dans ses courriels précédents, Mathiesen jugeait crucial pour sa guérison d'obtenir non seulement les excuses du frère Lambert, mais aussi de l'école et de la congrégation. Sans ces excuses, insistait-il, il serait incapable de «tourner la page». Pourquoi, alors, ne pas avoir demandé celles du frère Villemure?

«Je ne connaissais pas son nom», a-t-il expliqué à La Presse. En septembre 2014, il a pourtant écrit avoir identifié Claude Villemure dès juillet 2013, mais «dans son esprit d'enfant de 11 ans», le frère Lambert était le principal violeur. Il croyait que le fait d'obtenir les excuses de ce dernier constituait «un miracle en soi».

L'avocat des Frères de l'instruction chrétienne, Conrad Lord, note que l'apparition du frère Villemure dans le récit est survenue peu après le rapatriement du frère Lambert au Québec. Claude Villemure est alors devenu le seul frère encore au Japon assez âgé pour avoir enseigné à Mathiesen. «Il était la cible parfaite. Tout comme le frère Lambert, il est complètement innocent.»

Malgré ses failles, l'histoire bouleversante de Jacob Bernstein s'est retrouvée au coeur de reportages publiés par le Japan TimesMelbourne Age et le Sydney Morning Herald en 2015. Elle a aussi été diffusée dans le blogue The Inquiry, qui se targue de répertorier les prêtres pédophiles du Canada, ainsi que dans divers médias de la planète par l'entremise d'un article de l'Associated Press en 2016.

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Grant Mathiesen a toujours aimé l'opulence. Marié, père d'une adolescente, l'Australien de 62 ans possède une Bentley 1963 et habite une maison luxueuse, avec piscine et court de tennis, en banlieue de Brisbane. Ses propriétés comprennent deux vastes maisons de chambres, en vente pour 6,2 millions de dollars.

Avec ses lunettes rondes et sa moustache aux pointes retroussées, celui qui signe ses courriels «Dr Mathiesen» sans avoir de doctorat semble s'être composé un personnage. Dans les années 70, il se disait tantôt pilote de ligne, tantôt pilote d'hélicoptère.

Il n'a jamais été ni l'un ni l'autre. «C'était un Walter Mitty», se souvient Keith Smith, détective à la retraite de la police de Brisbane, en faisant allusion à un célèbre personnage fabulateur de la littérature américaine. «Il pouvait prétendre être tout ce qu'il voulait - et convaincre les gens qu'il était bel et bien cette personne.»

Fils de diplomate, Mathiesen a eu une enfance dorée, voyageant de par le monde et fréquentant les meilleures écoles. Adulte, il n'avait pas l'intention de renoncer à cette vie aisée. «Il aimait le luxe. Il ne travaillait pas, mais avait une très grande imagination», se rappelle Angelo Vasta, ancien procureur de la Couronne à Brisbane.

Pour maintenir son train de vie, Mathiesen a fraudé des compagnies d'assurances, réclamant des dizaines de milliers de dollars pour des biens prétendument perdus ou volés, raconte Me Vasta. Chaque fois, il poussait l'audace un peu plus loin.

En 1981, il a échoué en prison. Lorsqu'il en est sorti, 15 ans plus tard, il a vu dans le scandale de la pédophilie au sein du clergé une «occasion d'affaires», estime Conrad Lord. «L'Église s'était excusée publiquement et avait payé des compensations dans certains cas. Pour ce fraudeur pathologique, c'était une occasion parfaite.»

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Dans ses premiers courriels au frère Ducharme, Grant Mathiesen ne demandait rien de précis. Il disait avoir besoin de confronter son passé.

Puis le ton de ses messages est devenu plus menaçant.

L'Australien exigeait des excuses, sans quoi il contacterait les médias, les parents d'élèves, les donateurs de l'école.

Les frères ont paniqué. Après avoir tenté de régler l'affaire eux-mêmes, ils ont consulté un avocat japonais, qui leur a suggéré d'écrire les lettres d'excuses afin d'échapper au scandale.

Craignant de se voir coller l'étiquette de pédophile, Guy Lambert a suivi le conseil de l'avocat. «Il disait: "N'oubliez pas que c'est lui la victime, il faut être humble"», confie-t-il.

Interrogé sur sa stratégie, l'avocat n'a pas répondu à nos courriels.

Dans une première lettre d'excuses, Guy Lambert écrit avoir «honte» de ce qu'il a fait. «Cela n'aurait jamais dû arriver. J'ai choisi égoïstement mon plaisir, oubliant votre valeur en tant qu'être humain.»

Pour Mathiesen, ce n'était pas suffisant. «Je me demande pourquoi le frère Lambert m'a violé. Je ne cherche pas une excuse, juste à comprendre la cause», a-t-il écrit. Il insistait: «Recevoir cela rendrait mon processus de guérison beaucoup plus complet.»

Le frère Lambert a alors rédigé une lettre encore plus incriminante. «La simple vérité, c'est qu'encore aujourd'hui, je ne peux pas comprendre le fait que je vous ai violé. [...] J'étais en chemin vers ma chambre, à l'étage, quand je vous ai vu et je n'ai rien vu de mal à vous parler en chemin. C'est alors que la passion a soudainement pris le dessus et que j'ai fait ce que je n'aurais jamais dû faire.»

Cette confession ne concorde pas avec l'histoire de Jacob Bernstein. Elle est pure invention, soutient le frère Lambert. Selon lui, l'avocat insistait pour satisfaire les demandes de Mathiesen. «Il n'était pas là pour me défendre.»

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Grant Mathiesen ne s'est pas contenté de ces lettres d'excuses. Au contraire. Il était prêt à passer à l'attaque.

Invoquant le besoin d'enterrer son passé, l'Australien a sollicité une rencontre avec les frères Ducharme et Lambert à Tokyo. En échange du paiement d'une somme destinée, soutenait-il, à couvrir ses frais de voyage au Japon, il semblait prêt à clore le dossier.

Les deux religieux ont cru voir le bout du tunnel.

Le 11 décembre 2013, le frère Ducharme a transféré 60 000 $ dans le compte de Mathiesen, qui devait loger dans le meilleur hôtel de Tokyo, puisque la nourriture kasher y était de bonne qualité. Sa mère, sa femme et sa fille l'accompagneraient - en première classe - afin de le soutenir dans cette épreuve.

C'est pourtant seul que Mathiesen a débarqué à Tokyo en janvier 2014, selon Me Lord, qui a vu les images de son arrivée à l'aéroport.

Mathiesen avait fixé la rencontre dans une synagogue de la capitale, insistant pour qu'aucun avocat n'y participe. Sur place, il a demandé aux frères Lambert et Ducharme de lire les lettres d'excuses à voix haute et de les signer pendant qu'il filmait le tout.

Les deux hommes ont obtempéré.

Menaces

À partir de là, les choses ont dégénéré. «On m'avait offert de participer à cette rencontre en me disant que ça s'arrêterait là, dit le frère Lambert. J'ai fait mes excuses, mais le scénario, c'était qu'il devait lui aussi signer » une entente dans laquelle il s'engageait à renoncer à toute poursuite. « Ce n'était pas son idée. Il voulait les lettres d'excuses signées, point final.»

L'encre n'était pas sèche quand l'Australien à l'imposante carrure est devenu agressif, frappant du poing sur la table et insultant les frères québécois. «Il s'est mis à crier qu'il allait les faire arrêter, les poursuivre, les faire exclure de l'ordre», raconte MLord. Les religieux étaient terrifiés.

La tension était à son comble quand Mathiesen a sorti un document de sa poche. Il réclamait 64 millions de dollars.

Mathiesen a servi aux frères un ultimatum de 14 jours. «Il n'y aura pas d'autres avertissements. Le temps presse pour vous, votre ordre, vos écoles.»

De retour de la synagogue, les deux frères se sont enfermés dans leur chambre pour ne plus en sortir. «Ils se sont isolés, littéralement terrorisés par cet individu et ses tentatives de chantage», dit Me Lord.

La peur qui les habitait a décuplé lorsqu'ils ont appris que Mathiesen était un meurtrier.

Photo tirée du site des Frères de l'instruction chrétienne

Claude Villemure