Le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) a traqué des journalistes chinois en poste à Ottawa au cours des dernières années parce qu'il les soupçonnaient de se livrer à des activités d'espionnage aux dépens du gouvernement canadien ou d'organisations qui étaient d'un grand intérêt pour la Chine.

Une enquête de La Presse a permis d'obtenir des informations inédites sur les activités de contre-espionnage menées par le SCRS dans le but de tenir à l'oeil les journalistes chinois affectés à la couverture de la politique nationale.

Selon nos informations, le SCRS s'est particulièrement intéressé au fil des ans à des journalistes du Quotidien du peuple et de l'agence chinoise Xinhua, deux médias perçus par les services secrets canadiens - et par plusieurs hauts fonctionnaires canadiens - comme des agents qui obéissent aux diktats du gouvernement communiste de Pékin.

Les journalistes qui travaillent pour ces médias à Ottawa sont également membres de la Tribune de la presse parlementaire. Ils jouissent ainsi d'un accès privilégié aux événements organisés par le bureau du premier ministre et les divers ministères ou agences gouvernementales. S'ils n'étaient pas membres de la Tribune, cet accès leur serait interdit.

«Dans les hautes sphères du gouvernement canadien, tout le monde sait pertinemment que les employés de ces médias ont un rôle bien précis à Ottawa: colliger des informations stratégiques qui intéressent le gouvernement chinois. Alors, même à Ottawa, il faut se comporter avec prudence, sachant qu'on peut faire l'objet d'espionnage de leur part», laisse entendre une source qui a occupé des fonctions importantes dans l'ancien gouvernement conservateur de Stephen Harper.

Un ancien employé de haut rang du SCRS va même plus loin. Tous les services de renseignements occidentaux tiennent pour acquis qu'un journaliste travaillant pour des médias chinois est à la solde du gouvernement communiste de la Chine. C'est notamment le cas des partenaires des Five Eyes (alliance entre les services de renseignements du Canada, des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande).

«Ce sont des espions», laisse tomber sur un ton sans appel cet ancien employé du SCRS. « Nous estimons que 80 % des journalistes chinois un peu partout sur la planète font de l'espionnage. Nous travaillons en fonction de ces hypothèses», a ajouté cet ancien employé qui a requis l'anonymat parce qu'il n'était pas autorisé à discuter publiquement de ce dossier concernant la sécurité nationale.

«Ridicule»

L'actuel correspondant du Quotidien du peuple, Yun Wu, a tourné au ridicule les allégations selon lesquelles les correspondants de ce journal se livrent à des activités d'espionnage. «C'est ridicule», s'est-il contenté de dire. Il a ensuite invité La Presse à lui envoyer des questions par courriel. Mais il n'a pas répondu à ces questions. Il a été impossible d'obtenir les commentaires du correspondant de l'agence Xinhua, Li Baodong, malgré les nombreux appels de La Presse. La Presse s'est rendue au bureau de l'agence - situé dans une maison de la rue Lamira à Ottawa -, mais personne n'a répondu lorsqu'on a sonné à la porte. Quant à l'ambassade de Chine à Ottawa, un porte-parole qui n'a pas voulu se nommer a préféré ne pas répondre aux questions de La Presse.

En 2011, les proches collaborateurs de Stephen Harper s'étaient montrés surpris de voir des journalistes du Quotidien du peuple et de Xinhua s'accréditer pour suivre l'ancien premier ministre durant sa tournée annuelle dans le Grand Nord canadien. Ces mêmes journalistes ont aussi couvert les voyages dans le Nord canadien en 2012 et en 2013. 

Intérêt pour l'armée

Durant ces tournées, le journaliste du Quotidien du peuple qui était alors en poste à Ottawa et qui était membre de la Tribune de la presse parlementaire, Li Xuejiang, n'avait aucun intérêt pour les séances de photos organisées par le bureau du premier ministre. Mais M. Li, qui a quitté le Canada depuis, photographiait abondamment les installations militaires et les équipements des Forces armées canadiennes. 

«Les photos des événements du premier ministre ne l'intéressaient pas du tout. Il ne faisait que prendre des photos des installations militaires et des appareils tels que les hélicoptères et les avions. Sans une accréditation à la Tribune de la presse parlementaire, il n'aurait jamais pu suivre le premier ministre dans le Nord canadien», s'est rappelé un ancien collaborateur de M. Harper.

Durant son dernier voyage, en 2013, M. Li a été mêlé à une bousculade après s'être vu refuser le droit de poser une question à M. Harper et après avoir tenté de prendre de force le microphone. Durant la bousculade, il a repoussé l'attachée de presse de l'ancien premier ministre. Des agents de la GRC l'ont ensuite escorté jusqu'à l'arrière de la salle.

L'année suivante, en 2014, l'équipe de M. Harper a refusé que les journalistes du Quotidien du peuple et de l'agence Xinhua l'accompagnent durant sa tournée dans le Nord. Le bureau du premier ministre avait alors justifié cette mesure en affirmant que «des incidents passés et le comportement» des journalistes étaient à l'origine de cette décision.

L'an dernier, les autorités de la Chambre des communes, à la suggestion du SCRS, ont fait savoir à la Tribune de la presse parlementaire qu'elles comptaient resserrer les vérifications de sécurité pour les nouveaux journalistes qui sont accrédités pour couvrir la colline du Parlement. Ainsi, on souhaite prendre les empreintes des nouveaux journalistes et on veut vérifier s'ils ont un dossier criminel. L'exécutif de la Tribune a signifié son opposition à de telles mesures, qui n'ont pas encore été mises en oeuvre.

Lisez le reste du dossier dans La Presse+:

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«Je ne peux donner de détails sur l'objet des enquêtes, mais la Loi sur le SCRS est très claire: le SCRS ne peut enquêter que sur les activités dont il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu'elles constituent des menaces envers la sécurité du Canada», a indiqué Dan Brien, directeur des communications du ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale, en réaction aux informations obtenues par La Presse. «Comme nous l'avons indiqué précédemment, les journalistes ne sont pas l'objet des enquêtes pour déterminer leurs sources. Ainsi, le SCRS ne pourrait ouvrir une enquête sur un journaliste que s'il existe suffisamment d'informations qui donnent à penser que ce dernier participe à des activités qui constituent une menace pour la sécurité nationale. Le SCRS s'acquitte de ses responsabilités avec une grande rigueur», a-t-il ajouté. M. Brien a affirmé que pour le SCRS, «la liberté de la presse est une valeur canadienne fondamentale».

PHOTO Sean Kilpatrick, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le journaliste du Quotidien du peuple Li Xuejiang a été mêlé à une bousculade après s'être vu refuser le droit de poser une question à Stephen Harper, en 2013.

Deux organes sous la loupe

L'agence Xinhua

C'est une agence de nouvelles chinoise fondée en 1931 par le Parti communiste chinois. Elle compte plus de 10 000 employés dans le monde, répartis dans 140 bureaux à l'étranger. L'agence est rattachée au Conseil des affaires de l'État de la République populaire de Chine. Elle donne le point de vue officiel du gouvernement chinois, notamment quand il est question de traiter des évènements jugés délicats. En 2005, Reporters sans frontières a qualifié Xinhua de «plus grande agence de propagande du monde».

Le Quotidien du peuple

Le People's Daily est l'organe de presse officiel du Comité central du Parti communiste chinois. Le quotidien a été fondé en 1948 et compte un tirage de près de 3 millions d'exemplaires. Il est aussi publié dans d'autres langues (anglais, français, japonais, espagnol, russe et arabe). Ses éditoriaux sont le reflet des positions du Parti communiste au pouvoir.