Environ 60 entreprises qui sont enregistrées dans l'État du Delaware, aux États-Unis, portent des noms bien québécois, selon Québec solidaire. Québecor, Archambault et Vidéotron figurent sur une liste répertoriée par la formation politique, qui presse le candidat péquiste Pierre Karl Péladeau d'expliquer si sa compagnie est enregistrée «dans un paradis fiscal» pour réduire son fardeau fiscal.

«Au moment où les Québécois et des millions d'entreprises honnêtes remplissent leur (déclaration de revenus), (...) les partis politiques doivent prendre l'engagement d'exclure de leur rang les candidats s'il est révélé qu'il a pratiqué les paradis fiscaux», a déclaré ce matin le député solidaire sortant de la circonscription de Mercier, Amir Khadir, dans un point de presse réunissant les deux porte-paroles du parti, Françoise David et Andrés Fontecilla.

À son arrivée dans un théâtre du centre-ville de Montréal, où le Parti québécois tient ce soir un rassemblement militant, Pierre Karl Péladeau s'est montré peu impressionné par les critiques de ses adversaires. 

«Malheureusement, ça démontre une grande méconnaissance, ces propos de Québec solidaire. Parce que les entreprises, si elles font des affaires à l'étranger, elles ont des incorporations, un compte de banque, ce sont les administrateurs, les actionnaires, les clients qui exigent de telles modalités», a-t-il expliqué.

En fin d'après-midi, Québecor a publié un communiqué dans lequel l'entreprise explique que «l'enregistrement de (ces) filiales aux États-Unis constitue une demande de clients américains qui exigent de faire affaire avec des compagnies incorporées aux États-Unis.» 

«En aucun cas de tels enregistrements n'ont été effectués dans le but de se soustraire à nos obligations fiscales à l'égard du trésor québécois ou canadien», dit-on.

Enregistrer ces filiales au Delaware est profitable en raison des lois corporatives de l'État «qui offrent une certitude aux sociétés, à leurs actionnaires et à leurs administrateurs», dit Québecor. 

De plus, ces entités sont conservées même si certaines sont aujourd'hui inactives notamment «afin de saisir rapidement des occasions d'affaires lorsqu'elles se présentent». 

«C'est pour ces raisons que plus de 50 % des sociétés publiques américaines et plus de 60 % des sociétés faisant partie du Fortune 500 sont constituées en vertu des lois du Delaware», ajoute-t-on.

Le Parti québécois réclame des excuses 

Pour réagir à la sortie de Québec solidaire, le Parti québécois a dépêché non pas Pierre Karl Péladeau, mais bien son candidat dans l'Assomption et ancien député bloquiste, Pierre Paquette.

«Les pseudo-révélations de Québec solidaire, c'est un pétard mouillé», une «tentative de salir le Parti québécois», «une manoeuvre totalement en bas de la ceinture». «C'est pour ça que nous demandons des excuses à Québec solidaire pour cette attaque qui est un pétard mouillé», a affirmé M. Paquette.

Il a affirmé que «le seul qui a utilisé les paradis fiscaux parmi ceux qui aspirent à être premier ministre est Philippe Couillard, avec l'argent qu'il a déposé à l'île Jersey».

«M. Péladeau de Québecor, ils ont utilisé un État, le Delaware, où un million d'entreprises se sont incorporées pour faire leurs activités aux États-Unis parce qu'il y a des lois corporatives qui sont facilitantes à cet égard-là, mais en aucune mesure on peut considérer le Delaware comme un paradis fiscal. L'impôt fédéral s'applique au Delaware comme dans tous les États américains alors on ne peut pas parler de paradis fiscal», assure-t-il.

Le Cirque du Soleil, Oxfam, la Croix-Rouge, Greenpeace, Domtar, Desjardins sont incorporés au Delaware «pour une question de facilité, et ça n'a absolument rien à voir avec un paradis fiscal», a martelé M. Paquette, assurant que Pierre Karl Péladeau avait déjà affirmé n'avoir jamais placé de l'argent dans un paradis fiscal. 

Se son côté, le chef de la Coalition Avenir Québec (CAQ), François Legault, a souligné que plusieurs entreprises sont enregistrées au Delaware et il qu'il n'y a rien de répréhensible en soi. Ce n'est pas un moyen d'échapper à l'impôt, a-t-il dit.

«Il y a beaucoup d'entreprises qui s'enregistrent au Delaware parce qu'il y a des avantages au niveau de la flexibilité dans le travail des conseils d'administration (...). Il y a différents avantages à être enregistré au Delaware. Je ne ferai pas de petite politique avec ça», a-t-il affirmé. À sa connaissance, Air Transat n'a jamais été enregistrée au Delaware.

Power Corporation du Canada, qui est notamment propriétaire de La Presse, est une entreprise enregistrée au Canada et qui paie ses impôts au Canada. En consultant le registre des entreprises du Delaware, on remarque toutefois que l'entreprise a également une entité enregistrée sous ce même nom dans cet État. Selon ce qu'a expliqué le vice-président de l'entreprise et chef du contentieux, Stéphane Lemay, l'entité est une société inactive n'ayant aucune opération ni aucun actif.

Une façon de réduire l'impôt étranger, croit un expert

Selon Jean-Pierre Vidal, professeur agrégé à HEC Montréal et expert en fiscalité internationale, les entreprises québécoises s'enregistrent au Delaware pour réduire leur impôt étranger. 

«Ce n'est pas pour réduire l'impôt canadien, car il est très difficile de le faire. Malgré ce que certains laissent entendre, je crois que les gouvernements font tout en leur pouvoir pour amasser le plus d'argent possible, et c'est très difficile d'échapper au fisc», a expliqué M. Vidal en entrevue avec La Presse. 

Sans se prononcer si le Delaware est un paradis fiscal ou non, l'expert en fiscalité considère que cet État présente beaucoup d'avantages pour les entreprises, mais dénote aussi d'un manque de transparence. C'est à ce niveau que ses politiques fiscales sont les plus contestables, dit-il. 

Alain Deneault, qui est chargé de cours au département de science politique de l'Université de Montréal et auteur de l'essai «Paradis fiscaux: la filière canadienne», est toutefois plus sévère dans sa lecture des choses. 

«On a dans le Delaware un paradis fiscal comme les autres. C'est paradoxal, car il s'agit d'un des 50 États américains, mais il s'agit d'un État qui a tous les attributs d'un paradis fiscal, notamment en ce qui concerne certains types d'entités qu'on peut créer», dit-il. 

«Le secret bancaire est tellement opaque Delaware que le Tax Justice Network l'a présenté comme étant le plus opaque au monde dans son classement en 2009», ajoute M. Deneault. 

Selon lui, ce qui a été soulevé ce matin par Québec solidaire est avant tout d'ordre politique.

Ouvrir un compte au Delaware ou dans d'autres paradis fiscaux «est parfois légal, et c'est ça le problème, dit M. Deneault. Il y a des législateurs qui légalisent ce genre d'opération, et c'est ce type de législateur qu'on s'apprête à élire.» 

- Avec la collaboration de Martin Croteau, La Presse