Dans Don Valley-Ouest, on croise des multimillionnaires, leurs Rolls-Royce et leurs Jaguars. Des centaines de femmes en niqab. Et des logements décrépits donnant sur l'autoroute. Bienvenue à Toronto, dans la circonscription la plus riche - et la plus contrastée - de tout le Canada. Celle-là même qui a vu naître Stephen Harper. D'autre part, dans Winnipeg-Centre, on est dans la circonscription qui a la triste particularité d'être la plus pauvre au pays et qui est surtout marquée par un centre-ville nord-américain de la pire espèce, gris, pauvre et violent. Portrait de deux circonscriptions en apparence aux antipodes.

La Jaguar file sur Bridle Path, que les Torontois surnomment éloquemment l'«allée des millionnaires». Nous longeons des grilles noires et des conifères immenses. Derrière les branches, des manoirs, des reproductions de châteaux italiens ou de palais de maharajah occupent l'équivalent d'un pâté de maisons entier. Imaginez The Boulevard à Westmount et accentuez le tout sans retenue: l'ornementation des façades, la taille et, surtout, le prix des demeures, qui peut dépasser 25 millions de dollars.

Leurs murs abritent souvent une piscine couverte, une allée de quilles, un court de tennis, voire une cascade intérieure. L'une compte 8 chambres, 13 salles de bains, 9 foyers, 4 cuisines, 3 salles de lavage et un ascenseur. Le garage d'une autre recèle 24 places.

«Ce sont les propriétés les plus chères au pays: 35 000 pi2 occupés par un couple ou une petite famille et leurs domestiques», précise le militant conservateur qui nous fait faire le tour du propriétaire en voiture de luxe.

Les résidants du quartier ont fait fortune dans l'hôtellerie, l'immobilier, l'automobile, la haute finance, la liposuccion ou les médias. Le magnat de la presse Conrad Black y vivait avant d'être emprisonné. On dit que l'ex-femme du chanteur Prince y habite encore. Tout comme le musicien folk Gordon Lightfoot. Même Céline Dion y posséderait une demeure.

Bienvenue à Toronto, au coeur de Don Valley-Ouest, la circonscription la plus riche au Canada. Ici, chaque famille gagnait en moyenne 183 605$ par an lors du recensement de 2006. Mais les statistiques sont trompeuses. Car les riches du secteur sont immensément riches, tandis que la moitié de la population est très pauvre.

«Regardez sur la carte. Notre circonscription est à l'image de la planète: les riches vivent au nord et les pauvres, au sud», résume le député libéral Robert Oliphant, élu en 2008.

Au sud, le quartier très multiethnique de Flemingdon fait partie de 13 zones «à haut risque» ciblées par la Ville de Toronto. Non loin, l'école publique de Thorncliffe Park reçoit à elle seule plus de 1800 écoliers venus de 47 pays, ce qui en fait l'école primaire la plus peuplée en Amérique du Nord. Il faut souvent asphalter les terrains de jeu pour y installer des classes dans des roulottes.

Autre record: Don Valley-Ouest compte la plus forte proportion de musulmans au Canada. Ils représentent environ 15% de la population, soit 25 000 immigrés venus du Pakistan, de l'Inde, de l'Iran, d'Afghanistan et d'Afrique de l'Est. Parmi eux, quelques centaines de femmes portent le voile intégral (ou niqab), qui ne laisse voir que les yeux.

La circonscription abrite aussi le quartier Leaside, où est né le premier ministre Stephen Harper et où les maisons se vendent autour de 1 million de dollars. On y trouve l'un des campus de l'Université York et les Canadiens les plus instruits au pays. «Autour d'ici, presque tout le monde détient une maîtrise ou un doctorat», souligne une bénévole libérale.

Le missionnaire et le concessionnaire

Très tranchés, les résultats du vote de 2008 ont reflété ces contrastes: les défavorisés du sud ont voté libéral, et les nantis du nord, conservateur. Le libéral Robert Oliphant l'a finalement emporté par 2671 voix.

Comment s'adresser aux riches cette fois-ci? «Ce qui me plaît, c'est de servir d'intermédiaire entre les gens, répond l'ancien pasteur. Les électeurs aisés ont de l'expertise, de l'argent et la plupart d'entre eux veulent faire le bien. Je peux les aider à assouvir ce désir. Et aider du même coup ceux qui ont des besoins, qui espèrent une vie meilleure.

«Je sonne à la porte de maisons extraordinaires, avec trois entrées, dont l'une pour les domestiques, dit-il. Et nous sommes très bien reçus. Ces gens ont un grand respect des institutions et sont d'une grande générosité quand il s'agit d'investir dans des projets de développement.»

Un terrain de cricket, des cours de patin à glace: des projets du genre, ce député à l'âme de missionnaire en a imaginé plusieurs depuis deux ans et demi. Pasteur pendant plus de 20 ans, il a longtemps travaillé avec les démunis à Montréal, Terre-Neuve et au Yukon. «Mais j'ai aussi été comptable et, juste avant d'être élu, ma paroisse était la plus riche du Canada, précise-t-il. Je parle aussi la langue des gens du nord.»

Par une matinée venteuse et pluvieuse, M. Oliphant a passé deux heures à monter des escaliers sentant la nourriture, à frapper aux portes ornées de fleurs en plastique et à saluer ses électeurs dans cinq langues. Pieds nus, un petit sur la hanche, les femmes ont accueilli leur député à bras ouverts.

«Sans eux, je ne pourrais pas gagner, admet-il. Leur taux de participation est très élevé. Même les enfants se précipitent à la porte quand j'arrive. Eux aussi posent des questions; ils sont très politisés», dit-il.

Le fait qu'il ait épousé un homme (un Italo-Québécois) n'offusque pas ses électeurs, dit-il. «Un immigré de 63 ans m'a déjà appelé en me disant: On m'informe que tu n'as pas les mêmes valeurs familiales. Mais cela le faisait rire. Les gens savent très bien que je les aide.»

Grand, grisonnant, le candidat conservateur John Carmichael est certain d'être plus connu que son rival. Concessionnaire automobile depuis quelques décennies, il habite le secteur, tout comme ses trois enfants et ses trois petits-enfants.

Chose certaine, tous les immigrés ne votent pas libéral. Dans Bridle Path, une pancarte bleue trônait au bord du domaine d'un homme d'affaires indien. Plusieurs des millionnaires voisins sont d'origine chinoise. D'autres ont des racines jordaniennes, jamaïcaines, kényanes, etc. «Et plusieurs d'entre eux nous appuient», affirme le directeur de campagne conservateur.

Avec les immigrés des zones pauvres, son candidat a la partie moins facile. «Mais ils commencent à comprendre que j'ai un désir authentique de les représenter, nous a dit M. Carmichael lors d'une courte entrevue. Si l'économie va bien, s'ils apportent plus d'argent à la maison, s'ils réussissent mieux, ils auront une vie meilleure au Canada.»