Notre journaliste Gabriel Béland traverse le pays en train. D'Halifax à Vancouver, il s'arrête là où les caravanes électorales s'attardent peu. Aujourd'hui, il visite la circonscription de Thornhill, près de Toronto.

L'autobus qui se rend à Thornhill semble ne jamais vouloir arriver à destination. Les gratte-ciel se sont d'abord changés en tours, puis en simples immeubles. Quand enfin l'horizon n'est plus qu'un champ de bungalows, on y est.

Située au pourtour de Toronto, la circonscription de Thornhill se trouve dans une région que les partis se disputent avec acharnement. La «bataille de Toronto», c'est ici; même si en ce mardi grisâtre, le champ de bataille est plutôt calme. Devant les maisons soigneusement entretenues, un détail saute toutefois aux yeux: la guerre des pancartes fait bel et bien rage.

«On dirait que tout le monde a la sienne cette année», constate Dan Ronen.

Cet avocat, ancien conseiller libéral sous Paul Martin, participe aux hostilités. Devant sa maison se trouve une pancarte bien plantée dans la pelouse, mais elle n'est pas rouge et blanc. Elle est bleue et arbore le visage souriant du député sortant, le conservateur Peter Kent.

À l'image de Dan Ronen, Thornhill a viré capot dans les dernières années. La circonscription, qui compte le plus grand nombre d'électeurs juifs au pays, est tombée dans le giron conservateur aux élections de 2008.

L'événement a été interprété par plusieurs comme la fin de la longue histoire d'amour entre le Parti libéral et les électeurs juifs. Pour plusieurs d'entre eux, les valeurs traditionnelles associées au parti de Michael Ignatieff - l'ouverture, le dialogue et la justice sociale - ne font simplement plus le poids face à la politique pro-israélienne du gouvernement de Stephen Harper.

«Pourquoi je vote bleu? Principalement pour la position du premier ministre sur le terrorisme et sa défense d'Israël, reconnaît M. Ronen, 47 ans. La communauté juive est très reconnaissante de sa position dans le conflit israélo-palestinien.

«Mais je ne me définis pas comme un conservateur pour autant, s'empresse d'ajouter celui qui a déjà porté les couleurs libérales lors d'élections provinciales. Je ne peux simplement plus voter pour les libéraux. Ils ne sont pas justes envers Israël.»

Des électeurs comme les autres

Le conflit israélo-libanais de 2006 a permis de mettre en lumière la différence des deux partis dans ce dossier délicat. Michael Ignatieff avait alors accusé Israël d'avoir commis des crimes de guerre à Cana, après qu'un bombardement israélien eut causé la mort de 28 civils, dont 16 enfants.

Stephen Harper avait pour sa part défendu le droit de l'État hébreu «de se défendre». Le chef conservateur s'est par la suite opposé à une motion de l'Organisation internationale de la francophonie qu'il estimait anti-israélienne. Il a aussi boycotté en 2009 la conférence de Durban II, l'accusant d'avoir des préjugés antisémites.

«Dans les débats contemporains qui influencent le sort de la patrie juive, malheureusement, il y a ceux qui rejettent le langage du bien et du mal. Ils disent que la situation n'est pas noir et blanc, qu'il ne faut pas choisir son camp», a déclaré en novembre dernier le premier ministre pour expliquer sa position tranchée dans le conflit israélo-palestinien.

Les prises de position du premier ministre ont eu un écho certain parmi les 350 000 Canadiens de confession juive, explique Harold Waller, professeur de sciences politiques à McGill. «Chez les électeurs juifs pour qui Israël est d'une grande importance, et il y en a plusieurs, cet enjeu peut être décisif: ils vont voter pour les conservateurs non pas parce qu'ils épousent leurs valeurs sociales ou même économiques, mais simplement à cause du dossier d'Israël.»

Selon M. Waller, l'époque où les Juifs s'identifiaient fortement au Parti libéral est terminée. «Les immigrants juifs du début du XXe siècle votaient pour ce parti, car il était perçu comme proche des immigrants», rappelle-t-il. À mesure que les Juifs canadiens se sont intégrés dans la société canadienne, ce lien s'est naturellement effrité. «Maintenant, ils votent de manière plus stratégique, dit-il. Leur vote est à saisir.»

Même s'ils forment une minorité relativement petite, les Juifs ont une importance stratégique puisqu'ils sont regroupés dans quelques circonscriptions. À Thornhill, ils forment 36,6% de l'électorat; dans la circonscription de Mont-Royal, sur l'île de Montréal, c'est 36,4% (deuxième rang au pays).

Le Parti libéral le sait. À Thornhill, leur candidate a travaillé pendant 12 ans à B'nai Brith. Karen Mock a la difficile tâche de défaire le ministre de l'Environnement, Peter Kent, et de rendre à son parti cette forteresse perdue.

Dans les rues de la circonscription, bordées de synagogues et d'écoles juives, la «bataille de Toronto» va se livrer à l'ombre d'Israël.