Au terme du débat, on risque de parler de K.O. -ou plutôt de son absence- et on cherchera un gagnant, en espérant que le public ne se soit pas trop endormi.

Mais la métaphore de boxe reste simpliste, croit Thierry Giasson, chercheur principal du Groupe de communication politique de l'Université Laval. «Il arrive qu'un débat change l'allure de la campagne. Ce fut le cas avec l'échange entre John Turner et Brian Mulroney en 1984. Mais cela reste assez rare.» Selon lui, la formule à quatre empêche les victoires éclatantes. Et même si chaque chef rêve de passer le K.O. à ses adversaires, ce ne serait pas leur premier objectif.

«Chacun possède sa propre stratégie de communication pour se définir et passer un message précis. Par exemple, on peut vouloir adoucir son image, se rapprocher des électeurs ou incarner un leadership fort», ajoute Goldy Hyder, patron de la firme conseil Hill & Knowlton à Ottawa, qui a déjà conseillé plusieurs chefs pour des débats télévisés.

Leur message, les quatre chefs le transmettront ce soir à un auditoire qui a un peu changé. Avant les années 2000, près de 60% des électeurs savaient déjà pour qui ils voteraient avant les élections. La proportion serait aujourd'hui entre 40 et 50%. « Ces électeurs qui arrêtent leur choix plus tôt sont habituellement mieux informés », explique M. Giasson.

Cette année, le débat se déroule aussi un peu plus tôt dans la campagne. « Les chefs savent très bien quels électeurs sont déjà acquis ou perdus. Ils ciblent les indécis et les militants mous, autant ceux de leur parti que des autres. »

Le coeur avant la tête?

Être intellectuel ressemble parfois à une tare en politique. Aux États-Unis, Bush fils reprochait presque à John Kerry de maîtriser une deuxième langue. Et les conservateurs ont caricaturé Stéphane Dion et Michael Ignatieff en professeur soit indigent ou déconnecté.

Les intellectuels réussissent-ils moins bien dans les débats? «Pas forcément, répond M. Giasson. Stephen Harper, c'est un intellectuel! Et deux de ses plus proches conseillers, Ian Broadie et Tom Flanagan, ont été des intellectuels. Pierre-Elliott Trudeau aussi en était un, et ça ne le rendait pas moins convaincant.»

Ce serait davantage une question de style, croit Goldy Hyder. Selon lui, un chef ne peut pas simplement argumenter à coup de syllogismes, comme s'il s'adressait à un juge dépassionné. «Il y a un ordre à respecter : le coeur avant la tête. Il faut d'abord gagner l'intérêt et la confiance du téléspectateur. Ensuite, le public sera réceptif aux arguments. Il va au moins les considérer», explique-t-il en reprenant l'argumentaire de l'essai Political Brain.

Pour gagner cette confiance, les chefs ne négligent aucun détail. Tout est étudié, raconte M. Hyder. Il peut s'agir d'une anecdote personnelle pour faire un lien entre une politique, son vécu et sa personnalité -que ce soit sa grand-mère malade ou ses origines modestes.

Et il y a évidemment l'image. Faut-il regarder la caméra ou son adversaire? Sourire ou paraître pugnace? Tenir un crayon, prendre des notes, rester placide ou parler avec ses mains? Ou même adoucir son image avec la bonne couleur de chemise ou de cravate? Des questions en apparence banales qui ont déjà tétanisé d'habiles penseurs.

«Contrairement à ce qu'on prétend parfois, les politiciens ne sont quand même pas des créations de faiseurs d'image, nuance M. Hyder. Bien sûr, leurs conseillers font des suggestions. Mais le chef garde le dernier mot.»

Au Canada et dans les autres démocraties libérales, les citoyens votent de moins en moins. Et partout, on entend les électeurs réclamer des politiciens «authentiques» qui parlent des véritables enjeux. Comment réconcilier ce souci de l'image avec ces demandes de l'électorat? Si l'image paraît fausse, les téléspectateurs le détecteront presque instinctivement, croit M. Hyder. «Par exemple, on a déjà filmé Stephen Harper lancer un ballon de football avec Peter MacKay. Ça ne marchait pas vraiment. M. MacKay est un athlète naturel, tandis que le premier ministre n'était pas très crédible avec le ballon dans les mains. Il joue du piano dans ses temps libres, alors ses stratèges le filment plutôt dans ces moments-là. Il faut créer une image qui est compatible avec ce que le leader est. C'est l'équilibre à atteindre.»

En sourdine?

Ancien proche conseiller de Jean Chrétien, Warren Kinsella a déjà dit qu'il regardait le débat en sourdine pour savoir qui gagnait. «Il faut prendre ce que M. Kinsella dit avec un grain de sel», réagit Thierry Giasson. Il reconnaît toutefois que les téléspectateurs «regardent plus le débat qu'ils ne l'écoutent».

«Les gens ont leur journée de travail dans le corps, certains mangent, d'autres font leur lavage ou jouent avec les enfants. Les conditions d'écoute ne sont pas toujours idéales. Dans ce contexte, l'image prend de l'importance.»

Mais le chercheur met en garde contre les généralisations. «Certains électeurs répondent avant tout aux arguments rationnels. Et des arguments, il y en a aussi dans le débat. Après deux heures, on comprend ce qui distingue les chefs et les partis.»

Le chercheur rapporte qu'après les deux débats, entre 10 et 15% des électeurs restent habituellement indécis. «Dans l'ensemble, ce sont des gens moins informés. Ils répondent plus aux appels à l'émotion. Les partis le savent. Je pense qu'on devrait encore une fois le voir dans le ton des derniers jours de la campagne.»