Au cours du prochain mois, notre journaliste Gabriel Béland va traverser le pays en train. D'Halifax à Vancouver, il va s'arrêter là où les caravanes électorales s'attardent peu. Aujourd'hui, il visite la circonscription d'Acadie-Bathurst, au Nouveau-Brunswick.

Pour rejoindre la péninsule acadienne, on doit absolument emprunter la route. Le train ne s'y rend pas. Il faut donc descendre à la gare de Bathurst puis louer une voiture.

La route 11 n'est d'abord qu'une série de longues lignes droites, prises en étau par les arbres. Peu à peu, la baie des Chaleurs apparaît avec, au loin, la côte bleutée de la Gaspésie.

À mesure que la voiture fonce vers l'est, de plus en plus d'enseignes en français apparaissent en bord de route. Elles annoncent des plages, des casse-croûte, des motels tous fermés pour l'hiver. Nous sommes en avril et ce n'est pas encore la saison touristique en Acadie. Cette année, par contre, c'est bel et bien la saison des élections.

Il y a 15 ans encore, la péninsule acadienne était un château fort libéral. La circonscription francophone d'Acadie-Bathurst votait rouge avec la régularité d'un métronome: ses électeurs sont passés aux urnes à 31 occasions entre 1900 et 1997. Ils ont choisi le candidat libéral 29 fois.

Les francophones du Nouveau-Brunswick, qui représentent environ le tiers de la population de la province, sont historiquement très liés au PLC. «Les gens votaient rouge parce que le Parti libéral défendait davantage la religion catholique et les francophones, explique Chedly Belkhodja, politologue à l'Université de Moncton. C'était une question identitaire.»

La réforme du régime d'assurance chômage, menée en 1996 par le gouvernement libéral, a tout changé. Dans la péninsule, où la pêche est le principal moteur économique, plusieurs travailleurs saisonniers étaient furieux: du jour au lendemain, certains perdaient leurs prestations.

La colère grondait sur les quais. Elle a finalement éclaté aux élections de 1997, quand le néo-démocrate Yvon Godin a été élu dans Acadie-Bathurst, une première pour le NPD. Le score du Parti libéral venait de fondre de moitié. Il s'agissait d'une véritable raclée: le château fort était tombé.

Dans la nuit, le feu

Des dizaines de bateaux de pêche sont à quai au port de Shippagan. Leur hibernation achève et quelques hommes s'activent autour, s'attardant à les préparer à la saison qui s'en vient. Le soleil brille et une petite brise souffle sur la péninsule. La journée est belle.

C'est non loin de là, une nuit de mai 2003, que des pêcheurs ont mis le feu à une usine de transformation de poisson, à un entrepôt, à 150 casiers de pêche et à quatre bateaux. Plus de 200 travailleurs ont participé à l'émeute. Ils étaient furieux contre que le gouvernement fédéral - libéral - eut décidé d'abaisser les quotas de la pêche au crabe. À Shippagan, on peut encore voir les fondations de l'ancienne usine, qui n'a jamais été reconstruite.

«Les libéraux, pour moi, c'est fini», lance Louis-Paul Chiasson, qui bavardait hier avec des collègues sur les quais. «Godin fait le travail, dit le pêcheur de 22 ans. Il est excellent dans le dossier de l'assurance-emploi.»

Né à Bathurst, Yvon Godin est un ancien mineur, devenu syndicaliste, puis politicien. Il s'est toujours fait réélire avec des marges confortables depuis sa victoire-surprise de 1997. Pour le néo-démocrate, le vote de protestation est devenu un vote de confiance.

«Laurier nous a sauvé la vie»

«J'ai toujours voté libéral. Dans le coin, avant, ça votait rouge.»

Celui qui parle a 90 ans, mais sa voix est celle d'un homme qui en a 50. Rufin Gionet est né à Caraquet dans une famille de 12 enfants. Il a fait la guerre, a brièvement travaillé en Ontario, puis est revenu vivre en Acadie.

«J'ai choisi les libéraux quand j'étais jeune, comme papa. Les vieux Acadiens disaient: «Wilfrid Laurier nous a sauvé la vie.» Un conservateur voulait fermer les écoles catholiques. Lui, il s'est fait élire et il a sauvé nos écoles. Il a sauvé les Acadiens.»

Dans son salon de Caraquet, le retraité admet qu'il aime bien le député sortant. Mais il va voter rouge encore une fois. Le NPD n'a aucune chance d'accéder au pouvoir, croit-il. «C'était plus facile dans le temps, quand on avait les rouges et les bleus», lance le vétéran, dépité.

Le politologue Chedly Belkhodja explique qu'à l'époque, les francophones «ne votaient pas pour le troisième parti parce que ça ne donnait rien. La culture du patronage était très forte. Yvon Godin a cassé ça en étant élu».

Ce qui s'est cassé alors, c'est aussi le lien indéfectible entre les Acadiens et le Parti libéral. Aujourd'hui, leur vote ne loge à aucune enseigne, et tous les partis peuvent y prétendre. L'enjeu est de taille au Nouveau-Brunswick, où les libéraux ont perdu aux dernières élections la moitié des six sièges qu'ils détenaient.

La voilà, l'Acadie nouvelle, et bien malin qui peut prétendre savoir à qui ira son vote.