Les adolescentes hébergées en encadrement dynamique au centre jeunesse de Laval portent déjà les traces d'un lourd passé. Qu'elles soient violentes, toxicomanes, décrocheuses ou fugueuses, toutes sont brisées. La plupart du temps confinées entre les quatre murs de leur unité, de jour comme de nuit, elles rêvent d'une vie meilleure. Deux éducatrices mordues de plein air ont fait le pari de les initier à la raquette. Pour le plaisir, mais aussi pour les aider à prendre confiance en elles. La Presse les a accompagnées la semaine dernière, lors d'une randonnée sur deux jours.

Il est 13h. Dans un stationnement désert, la voiture de Christine Brunel, éducatrice, crache «Don't worry, be happy» à tue-tête. Comme un mantra destiné à ce groupe de randonneuses hors du commun. Les filles sont fébriles. Elles se taquinent et fument une cigarette en vitesse. Elles chaussent leurs raquettes, prêtes à s'enfoncer dans la forêt vers le petit refuge où elles passeront la nuit. Arriveront-elles à s'amuser pendant cette expédition de 24 heures? «Don't worry, be happy.»

Le ciel ensoleillé s'ennuage par à-coups, laissant tomber de gros flocons. Il fait 1 °C. Les filles portent sur leur dos un sac bien rempli qui pèse nettement moins lourd que leurs soucis. Âgées de 15 à 17 ans, elles ont vécu leur lot de misères dont elles peinent à sortir. Certaines ont commencé à consommer à l'âge où l'on joue encore aux poupées. D'autres ont frayé avec des gangs de rue, sont victimes de violence. Plusieurs manquent de soutien parental et multiplient les échecs scolaires.

«Certaines filles ne sont jamais sorties de la ville. On leur fait découvrir le sport, la nature et le sentiment de bien-être qui vient avec. On les voit dans un contexte moins rigide. Ça brise les distances et ça renforce nos liens avec elles», indique Christine. «Les filles sont déstabilisées de voir qu'elles peuvent s'amuser et se défouler sans consommer», ajoute sa collègue Chantal Desroches.

Estime de soi

L'expédition ne se veut pas une thérapie, mais plutôt un levier pour des adolescentes dont l'estime personnelle est à zéro. Les obstacles, qu'ils soient physiques, logistiques ou relationnels, sont autant de défis à relever. Et de petites réussites à mettre en banque.

Le groupe se prépare à cette expédition de raquette depuis plus d'un mois. La participation est volontaire. Yasmine* devait être du nombre, mais elle a fugué il y a trois semaines. Mélissa a été exclue de l'aventure en raison de comportements répréhensibles. Jenny s'est désistée ce matin. «On a essayé de la convaincre, mais elle sort difficilement de sa zone de confort. Elle a si peur de l'échec. C'est dommage.»

Camille, 16 ans, préfère aussi sa routine au centre. Mais elle a osé. «J'adore bouger, l'air pur.» Le regrette-t-elle? Après quelques minutes de marche, elle traîne la patte. Elle appréhende la longue montée devant elle, la pire de la journée. Costaude, gauche et peu en forme, elle tombe lourdement dans la neige une fois, deux fois, trois fois. Sa veste en coton molletonnée est trempée. «Je suis comme un aimant à trous!» L'adolescente est particulièrement vulnérable. Les éducatrices l'ont bien avisée: elle doit refuser de transporter l'équipement des autres filles. Elle s'intègre bien au groupe, même si elle en est clairement la tête de Turc.

Réapprendre à rire

Lorsque Camille perd pied et s'enfonce, Laïla éclate d'un rire gras, forcé. Comme si elle n'avait jamais appris à rire ou qu'elle avait oublié. Allumée et cultivée - lors de ses sorties, elle va au musée -, elle réside au centre jeunesse depuis qu'elle a 13 ans. Elle en a 15. À 9 ans, elle se droguait déjà. L'an dernier, une de ses amies est morte d'une surdose. Laïla est sobre depuis. C'est une grande fierté. Elle tente actuellement de retourner à l'école pour intégrer un foyer de groupe. C'est sa troisième sortie en raquette. «J'aime le calme ressenti après l'effort physique. Ici, je pense juste à moi. Je ne suis plus une fille de centre, mais une fille de bois», confie-t-elle.

Delphine, 17 ans, est déjà loin devant. C'est l'athlète du groupe. Elle carbure à l'adrénaline. Mais aussi à la marijuana et parfois aux drogues chimiques. Hier soir, elle est rentrée à l'unité à minuit. Elle devait y être à 20 h. «J'avais bel espoir de la voir ce matin, cette randonnée est tellement importante pour elle», dit Chantal. Dephine a même promis de ne rien consommer pendant 24 heures. «Elle est du genre à se mettre à terre, avoir trop chaud, oublier de manger. Elle pense qu'elle ne vaut rien, pourtant elle a un énorme potentiel», souligne l'éducatrice. Ses grands yeux bleus sont durs et tristes.

L'agressivité

Cet après-midi, seule Jade arrive à suivre le rythme de Delphine. Ses cheveux tressés rouges balancent au gré de ses mouvements. Elle est sportive depuis toujours. Son problème: l'agressivité. Avant son entrée au centre, il y a quelques mois, elle tapait sur «tout ce qui bouge», dit-elle. Elle vient d'ailleurs d'être condamnée pour des travaux communautaires. Même Chloé y a déjà goûté. «Jade participe à toutes les activités, de nos matchs de hockey au tricotin. Mais elle a d'abord dû régler quelques conflits», indique Christine. Elle apprend à dépenser son énergie sainement. Sans contusion ni sang.

Au ruisseau, les filles font leur première pause et allument une cigarette. Seule Chloé ne fume pas. Elle en profite pour lancer des boules de neige à Chantal qui réplique. Toutes rigolent, sauf Delphine. Elle ne rit que rarement. La neige accumulée sur les branches des sapins donne une allure féerique à la forêt. Un grand contraste par rapport à Laval, où le gazon et la glace ont beau jeu cet hiver. «C'est fucking beau», s'exclame Laïla, en expirant des volutes grisâtres. Les autres acquiescent.

Le groupe reprend la route. Delphine et Jade font du hors-piste, avant de partir comme des bombes. «Prenez le temps de profiter de cette beauté», lance Christine, en traversant une clairière ensoleillée. En vain. Les deux filles filent sans ralentir le rythme. «C'est fucking magique», dit Laïla. Elle inscrit un chiffre dans la neige: 1305. Depuis le ruisseau, elle compte les pas. «Ça m'occupe et ça m'évite de trop réfléchir.» Les randonneuses n'ont pas droit à leur iPod durant la marche. Elles ont aussi dû laisser leur téléphone au centre.

Camille est toujours en queue de peloton, accompagnée de Chantal. Telle une enfant, elle s'arrête tantôt pour écouter les oiseaux, tantôt pour regarder les traces d'animaux. «J'aimerais ça, être un animal sauvage, je serais libre d'aller où je veux quand je veux. Je serais heureuse», dit-elle, candidement.

Repaire tranquille

Au bout d'un lac couvert de neige, une petite cabane verte crache de la fumée. Un skieur s'y réchauffe avant de reprendre sa route. Chloé n'est pas déçue d'arriver. «Je suis fatiguée. J'ai mal aux jambes, aux épaules.» Delphine non plus. La dernière section du sentier n'était pas tracée, c'est elle qui a ouvert le chemin, la neige aux mollets. «Je suis si bien dans le bois.» Ses doigts, qui tiennent sa cigarette, tremblent et trahissent sa fatigue. Il est 16 h 15.

Christine alimente le feu sans attendre. «Vous avez froid? Ce soir, vous vous croirez dans un sauna.» Rapidement, les filles installent leur sac de couchage sur les plateformes, accrochent leurs vêtements humides ici et là sur les poutres et font les tâches qu'on leur a confiées sans broncher. L'une emplit une marmite de neige à faire bouillir. Une autre accroche un drap, improvisant une cabine d'essayage. Chloé propose de passer le balai, avant de faire une sieste. «Est-ce qu'il y a des punaises ici?», demande Delphine. Camille est la première à revêtir son pyjama. Les autres suivent. Un chocolat chaud à la main, des écouteurs aux oreilles, elles se reposent et jouent à des jeux de société, l'estomac dans les talons.

Au menu ce soir: un macaroni Kraft Dinner, avec brocoli et saucisses, suivi d'un Jell-O aux clémentines. Laïla prépare la sauce au fromage avec une minutie excessive. Pendant une vingtaine de minutes, elle brise les grumeaux à la fourchette. «J'y mets tout mon amour. Si je rate mon coup, je pleure.» Chloé, peu bavarde, fait cuire les saucisses sur le poêle à bois, éclairée par sa lampe frontale. «Est-ce que je peux m'occuper des brocolis aussi?» Camille plonge les pâtes dans une marmite cabossée qui tient de justesse sur le réchaud. À 20 h 30, toutes mangent pour trois. Un festin aux chandelles.

Le refuge baigne dans une chaleur réconfortante. Il fait 25 °C. Delphine retire son chandail de laine, laissant voir son bras droit complètement hachuré. Le désespoir cicatrisé. Elle se lève, fait des redressements assis, des pompes. «Il faut que je bouge.» Toutes vont dehors se chamailler. Aussi durement que des garçons. «Ne touchez pas à mon cou», crie Camille. Elle s'est déjà fait étrangler. Son ex. Leur surplus d'énergie dépensé, elles se couchent côte à côte sous les milliers d'étoiles scintillantes. «On dirait que le ciel s'est mis beau juste pour nous», murmure Laïla.

Il est 23h30. Ce soir, il n'y a pas de couvre-feu. «Vous pouvez parler, écouter de la musique toute la nuit, mais vous devez être dans votre lit à 1 h», rappelle Chantal, exténuée. Camille et Chloé dorment déjà. Les autres planifient une nuit blanche. Jusqu'aux petites heures du matin, les filles chuchoteront leur malheur. La chaleur et la pénombre favorisent les confidences en vrac. «Je pleure trois fois par semaine.» «Jamais je ne pourrai dire à mes enfants ce que j'ai fait, je ne suis pas fière.» «Je m'ennuie de ma famille, mais je n'y retournerai pas.» «Certaines amies ne m'ont jamais lâchée.» «J'ai hâte de dire à mon père que j'ai fait de la randonnée.» Elles parlent de tout: la vie au centre, les séjours en désintox, les regrets, l'espoir. Jade s'endort sereine, sa grenouille de peluche contre elle. Delphine sombre aussi. Quand elle a peur, elle a l'habitude de s'endormir devant le dessin animé Tchoupi et Doudou. Pas cette nuit. C'est le silence jusqu'à 7 h.

Petit matin

Delphine a à peine fermé l'oeil. Pourtant, elle est la première debout. Après une cigarette, elle est déjà prête à faire cuire les oeufs lyophilisés sur le feu. «Je suis nulle, je vais les rater.» Pour elle, apprendre à cuisiner est primordial. Elle aura 18 ans dans quelques mois et devra dès lors se débrouiller par elle-même. «On va t'aider», dit Christine.

L'averse de neige attendue ne viendra pas. Après avoir mangé et tout rangé, le groupe retourne d'où il est venu. La randonnée dure à peine deux heures. Plus de descentes, moins de montées. «J'ai hâte de retrouver mon téléphone», dit Laïla. Malgré la fatigue, personne ne se plaint. Plongées dans le quasi-silence, les filles semblent écouter le bruit de leurs pas les ramener vers la réalité, vers la fin de cet intermède salutaire.

«Je recommencerais tout de suite. Qui vient avec moi?», demande Laïla, à l'arrivée. «Pas moi!», répond Camille, en laissant tomber ses raquettes par terre. Toutes rient. Delphine aussi.

*Tous les prénoms ont été changés.