Le garçon s'est levé comme une bombe et a quitté la classe en hurlant. Pendant 10 minutes, Julia Simard l'a écouté sangloter derrière la porte de métal du casier où il s'était engouffré.

«Je ne voulais pas le brusquer. Ç'a pris toute la douceur du monde pour le sortir de là, raconte l'enseignante de cinquième année. Quand j'ai ouvert, il s'est laissé tomber dans mes bras en sanglotant.»

«C'était un beau petit bonhomme d'une belle famille. Brillant en plus! Jusque-là, personne n'aurait jamais pu imaginer toute la détresse qui l'habitait.»

Des histoires pareilles, l'enseignante du quartier Ahuntsic en a des tonnes. «Jamais, de toute ma vie, je n'ai vu autant d'enfants malheureux que depuis 10 ans, dit-elle. J'ai des élèves qui se rongent les ongles d'une manière inimaginable ou qui pleurent à chaudes larmes. Juste en cinquième année, j'en ai dirigé au moins quatre vers le pédopsychiatre.»

Dans les cas extrêmes, des élèves arrivent aux urgences en ambulance. «L'école ne sait plus quoi faire et nous les envoie», dit Sylvie Giard, chef du service de pédopsychiatrie de l'hôpital Maisonneuve-Rosemont.

Parfois, c'est plutôt le parent qui amène son enfant. Douze jeunes de moins de douze ans qui avaient des symptômes de type dépressif ont ainsi été vus aux urgences de Maisonneuve-Rosemont en 2009-2010.

Des cas isolés? Pas vraiment. Dans une entrevue accordée à La Presse, le psychologue américain Michael Yapko, auteur du livre Depression Is Contagious, parle carrément d'épidémie. «Chaque enfant vit son propre enfer: éclatement de sa famille, intimidation à l'école, parents qui le poussent sans lui laisser de temps libre, trop d'ordinateur et de télévision... On soumet les jeunes à des pressions auxquelles les générations précédentes n'ont jamais été exposées.»

À Montréal, l'organisme Revivre - qui offre du soutien aux personnes dépressives, anxieuses ou bipolaires - reçoit en moyenne un appel par semaine au sujet d'un écolier du primaire. Et seule une infime portion des parents demande de l'aide, croit son directeur, Jean-Rémy Provost. «Dans notre société où tout le monde est débordé, à moins de faire face à des symptômes physiques, on se dit que ça va passer.»

Il n'y a pas si longtemps, même les psychiatres croyaient que les enfants étaient trop immatures pour souffrir de dépression. «Aujourd'hui, on la voit pourtant chez des enfants de plus en plus jeunes, et elle est de plus en plus profonde», constate la Dre Lila Amirali, directrice du programme de soins pédopsychiatriques à l'Hôpital de Montréal pour enfants.

Parents aveugles

Le problème, c'est que la détresse des enfants est souvent masquée par une grande irritabilité. À 5 ans, Laurence rageait si fort qu'elle a failli défoncer la porte de sa chambre. «Au début, quand rien ne lui plaisait ou qu'elle se fâchait pour un rien, je pensais que je l'avais trop gâtée», confie sa mère.

Aujourd'hui, elle sait que sa fille est aux prises avec un important trouble anxieux et plusieurs symptômes dépressifs. «Mais c'est difficile de voir la réaction des autres à son égard. Une enfant qui ne sourit pas, qui se fâche, ça n'attire pas la sympathie...»

Autre écueil: plusieurs enfants ravalent leur souffrance. «L'enfant s'isole, ne veut pas déranger. Il peut même continuer de rire à l'occasion. Il faut souvent des mois avant que les parents ouvrent les yeux, par exemple quand ils reçoivent un mauvais bulletin », affirme la Dre Amirali.

À la prématernelle, Nathalie restait déjà à l'écart. «Chaque soir, je me mettais en petite boule et je pleurais sans bruit, raconte-t-elle. À la maison, on tournait les chagrins en dérision, pour dédramatiser, alors j'avais honte. Mes parents nous ont choyés. Pour eux, j'avais tout. Jamais ils n'ont imaginé que je me sentais comme ça.»

À 19 ans, au beau milieu du souper, Nathalie est sortie de la maison, dans le Vieux-Longueuil, pour aller errer sur le pont Jacques-Cartier. Un automobiliste a alerté la police à temps. Mais 20 ans et plusieurs dépressions plus tard, elle fréquente Revivre et se bat toujours avec ses idées noires. «Quand mes parents ont réalisé l'ampleur du problème, les ravages étaient faits», dit-elle.

Pour la Dre Amirali, ce scénario est typique. Chez 90% des enfants, la dépression passe d'elle-même en un an ou deux, admet-elle. «Mais ce sont des années qui sculptent la personnalité. Se sentir méchant, incapable et seul a des conséquences énormes sur l'estime de soi. Il faut changer ces pensées, sinon, la dépression devient chronique.»

«Posez des questions à vos enfants!» plaide donc la pédopsychiatre.

Même les tout-petits s'expriment, renchérit sa collègue Joyce Canfield. «Ils manifestent plusieurs de leurs soucis avec des jouets, dit-elle, et ils le font davantage quand un parent se trouve à leur côté pendant leurs jeux.»

Jetés à la poubelle

Quand le malheur frappe, les enfants vus en pédopsychiatrie bougent et parlent péniblement, s'affalent sur les bureaux, ne sourient pas, ouvrent et referment vainement les armoires de jouets.

«Des gens meurent dans leurs histoires. Les poupées doivent être jetées à la poubelle parce qu'elles sont méchantes. On tente de modifier leur façon de penser en utilisant des personnages comme métaphore», explique la Dre Canfield.

À l'hôpital Maisonneuve-Rosemont, le psychologue Lewis Shepperd fouille dans une pile de dessins gris. Il montre un arbre rabougri, sans racines, perdu au milieu d'une feuille blanche. Des maisons aux portes minuscules, où il serait impossible d'entrer. «Il faut décoder. Je n'ai jamais vu un enfant qui se dessinait en train de pleurer», dit-il.

Comment savoir

Qui est à risque? Chez les Québécois de 6 à 11 ans, c'est l'accumulation de situations stressantes (mort, séparation, naissance, placement, agressions, etc.), la dépression d'un parent et la maladie chronique de l'enfant qui sont le plus néfastes. C'est du moins ce que révèle une vaste étude québécoise publiée en 2007 dans le prestigieux Journal of Abnormal Child Psychology.

Chaque enfant réagit à sa façon, nuance son auteure, la Dre Lise Bergeron, psychologue et chercheuse à l'hôpital psychiatrique pour enfants Rivière-des-Prairies ainsi qu'à l'Université de Montréal. Tout dépend de sa vulnérabilité biologique, de l'âge auquel il vit des difficultés ainsi que des outils qu'on aura eu le temps - ou la capacité - de lui transmettre.

«Si l'enfant a un environnement nourrissant, cela a un impact sur sa manière de réagir aux difficultés, renchérit sa collègue psychologue, Terry Zaloum. Mieux vaut traverser ses premières années de manière harmonieuse.»

Lors de ses nombreuses conférences, l'Américain Michael Yapko prêche donc la prévention: «Les enfants qui sont encouragés à explorer le monde, à raisonner et à se faire des amis vont mieux. Ce qui génère la dépression, c'est le fait de se retrouver dépassé.»

Même après un faux départ, il n'est pas trop tard, estiment les médecins. «Chez l'enfant, il y a un énorme effet placebo. Dès qu'il est pris en charge, que tout le monde s'occupe de lui, son état s'améliore, dit la Dre Amirali. Mais il faut enlever les obstacles de son chemin. Sinon, comme un arbre, il ne peut pas pousser droit.»

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Les symptômes officiels

Il ne faut surtout pas confondre la dépression avec la tristesse passagère -et normale- que peut générer un événement difficile. Pour poser un diagnostic de dépression majeure chez un enfant, les médecins utilisent donc la bible des psychiatres, appelée DSM. Selon cet outil, pour parler de dépression, cinq symptômes doivent perdurer depuis au moins deux semaines, dont au moins l'un des deux suivants: l'humeur dépressive (se sentir triste, vide ou irritable); la perte d'intérêt ou de plaisir (bouder ses jouets et ses amis). Ces signes doivent être accompagnés de trois ou quatre autres symptômes, tels les troubles du sommeil ou de l'alimentation, une perte d'énergie, un sentiment de dévalorisation, des difficultés à se concentrer, des idées suicidaires, etc.