À première vue, ce ne sont que des tout-petits qui barbouillent des monstres verts ou qui chantent une comptine qui parle d'éléphant sur une toile d'araignée. Mais Manon Bonin, elle, y voit autre chose: de futurs écoliers qui apprendront à lire et compter en même temps que les autres. Ce qui n'était pas évident à leur arrivée aux Enfants de l'espoir.

La dizaine d'enfants âgés de 18 mois à 4 ans qui font leur rentrée ces jours-ci aux ateliers de la «petite école» des Enfants de l'espoir, dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, ne sont pas moins intelligents que la moyenne. «Mais ils ont déjà un retard dans leur développement», dit Mme Bonin, la coordonnatrice. Des enfants, majoritairement de milieu défavorisé, qui, à 3 ou 4 ans par exemple, parlent peu, frappent et crient, n'utilisent pas d'ustensiles, sont toujours aux couches et ne veulent pas lâcher leur sucette. Des enfants qui, à coup sûr, ne seront jamais prêts à entrer à la maternelle à 5 ans.

 

L'équipe de Manon Bonin les rattrape à temps. L'an dernier, quatre enfants de la «petite école» sur cinq ont pu intégrer une classe régulière de maternelle. Celui qui n'y est pas allé souffre d'une condition psychologique qui demande un suivi particulier. «Je pense à un petit garçon qu'on a reçu ici quand il avait deux ans et demi, raconte Mme Bonin. Il était sous-stimulé. Aujourd'hui, il a 8 ans, il a quelques problèmes de comportement parce qu'il manque de discipline à la maison, mais à l'école, il pète des scores!»

Les études se succèdent et ne cessent de le confirmer: les enfants qui n'ont pas fréquenté une garderie - qu'il s'agisse d'une halte-garderie, d'un centre de la petite enfance (CPE) ou des activités régulières de socialisation - ont plus de difficulté à suivre le rythme une fois à l'école. Et les enfants de milieu défavorisé sont moins susceptibles de fréquenter une garderie que les autres.

Pourtant, la création des CPE visait justement à offrir des services de garde abordables et de qualité pour réduire les inégalités sociales. Alors pourquoi les pauvres fréquentent-ils moins les CPE?

Les réponses sont multiples. Mais la première est celle qui vaut pour tout le monde: manque de place. «Nos parents ne sont pas différents des autres, ils n'ont pas besoin d'être convaincus des bienfaits du CPE, au contraire», dit Merlaine Brutus, de l'Entraide bénévole Kouzin Kouzin, qui travaille surtout avec une clientèle immigrante.

Les parents de la classe moyenne - qui, déjà, savent qu'il faut s'inscrire sur les listes d'attente dès la conception de l'embryon, ou presque! - enverront leurs enfants au privé, le temps d'obtenir une place à 7$ par jour. Une option impensable pour une mère de famille monoparentale sur l'aide sociale. «Même à 7$ par jour, c'est déjà trop cher pour certaines familles», souligne Manon Bonin.

Des programmes existent pour permettre à un enfant défavorisé, recommandé par un travailleur social, de fréquenter gratuitement un CPE, ou à un parent d'obtenir une place subventionnée réservée lorsqu'il suit une formation professionnelle. Mais pour les autres, les places à temps plein abordables sont rares.

Routine et confiance

Les parents à la maison souhaitent souvent pouvoir envoyer leurs enfants à la garderie à temps partiel, une formule difficile à gérer pour les CPE. Des parents mieux nantis choisissent de payer une place à temps plein, même si l'enfant ne fréquente la garderie que trois jours. «Mais des gens défavorisés ne peuvent pas payer les deux ou trois jours où l'enfant ne va pas au CPE», dit Jean-Marie Miron, professeur au département des sciences de l'éducation à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Alors, ils n'y vont pas.

Et puis, des parents désorganisés peinent à se plier aux règles d'un CPE. Les heures d'arrivée et de départ des enfants sont strictes... comme elles le seront à l'école, d'ailleurs. «Les parents qui ne travaillent pas ne sont pas habitués à une routine. L'enfant va se coucher tard, se lever tard», dit Hélène Laramée, de l'organisme Poussons-Poussettes du quartier Centre-Sud. «Ils vont nous dire: «Mon fils ne s'est pas levé à temps, il ne faisait pas beau dehors, ça lui tentait pas de venir ce matin...» À l'école, l'enfant ne pourra pas décider s'il a envie d'y aller ou non!»

À cela s'ajoute une méfiance de certains parents envers le «système», travailleurs sociaux et Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). «Ils se disent: «Si je dis que j'ai des problèmes avec mon enfant, est-ce qu'ils vont appeler la DPJ?»» dit Hélène Laramée.

Pour toutes ces raisons, les CPE ne sont pas toujours la meilleure réponse aux besoins des défavorisés. Alors, quoi? «Je ne dénigre en rien les CPE, mais notre travail n'est pas assez reconnu», dit Hélène Laramée. Jean-Marie Miron est d'accord. «Les CPE ne sont pas toujours équipés pour aider les parents en difficulté, mais les organismes communautaires familiaux le sont.»

Plus qu'un bouche-trou en attendant une place en CPE, les organismes communautaires travaillent beaucoup avec les parents. Kouzin Kouzin rencontre des parents à la maison pour leur enseigner à stimuler leurs tout-petits. Les Enfants de l'espoir organisent des séances parents-bébé pour briser l'isolement des grands et stimuler les petits. D'autres organisent des cuisines collectives de purée pour bébé ou offrent une halte-garderie où le parent peut déposer l'enfant pendant quelques heures. Mais tous les organismes disent ne pas pouvoir répondre à la demande.

Et par-dessus tout, tous disent que pour prévenir le décrochage scolaire, il ne suffit pas de prendre en charge l'enfant. «On veut bien pédaler, mais il faut que le parent nous aide», dit Manon Bonin. Ceux des Enfants de l'espoir doivent impérativement faire un effort pour prendre leur rôle de parent au sérieux. «On n'en serait pas là si la société n'avait pas tant materné les parents.»

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La petite enfance en chiffres

> Il y a 400 600 petits Québécois âgés de 0 à 4 ans.

Source: Institut de la statistique du Québec, au 1er juillet 2008

> 200 000 enfants québécois se font garder à 7$ par jour en CPE, en garderie en milieu familial ou en garderie subventionnée.

> 100 000 familles du Québec font garder leurs enfants à prix plus élevé au privé (garderie privée, gardienne à domicile, etc.) mais ont droit à un crédit d'impôt. Cela exclut la garde au noir.

Source: Budget 2009-2010, ministère des Finances

> Tous les enfants qui fréquentent des services de garde, quel que soit le niveau de risque de leur famille, ont des scores de développement plus élevés que ceux qui n'y vont pas.

Source: article de Nathalie Bigras et autres, UQAM, Revue de psychoéducation, 2008

> Les enfants de familles défavorisées se font moins garder que les autres. En 2006, 88% des familles utilisatrices des places à 7$ étaient biparentales et près de la moitié avaient un revenu annuel de 60 000$ ou plus.

Source: Institut de la statistique du Québec, 2006

> Les enfants de familles défavorisées qui se font garder sont plus à risque de se retrouver dans un milieu de garde de qualité inadéquate. C'est le cas de 20% des enfants défavorisés, contre 9% des enfants favorisés.

Source: Rapport La qualité, ça compte! de l'Institut de recherche en politiques publiques, 2005

> Plus de 80 000 enfants entrent ces jours-ci en prématernelle ou en maternelle au Québec.

Source: Prévisions 2009 du ministère de l'Éducation

> 35% des enfants montréalais sont vulnérables au moment de leur entrée à l'école. Ainsi, 5087 élèves de maternelle risquent d'éprouver des difficultés dans leur cheminement scolaire. Objectif: faire baisser ce taux de vulnérabilité des tout-petits sous les 30% d'ici 2015.

Source: Sommet montréalais sur la maturité scolaire, mai 2009

(Marie Allard)

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Un fonds de 400 millions pour les tout-petits

Un objectif a été fixé au sommet montréalais sur la maturité scolaire, en mai dernier: d'ici 2015, moins de 30% des enfants doivent être «vulnérables» au moment d'entrer en maternelle. À l'heure actuelle, ils sont 35% à avoir des retards sur les plans cognitif, langagier ou de la maturité affective qui compromettent leur scolarité. Un plan d'action doit être dévoilé «d'ici janvier prochain», a indiqué Maryse Beaumier-Robert, agente d'information à l'Agence de la santé et des services sociaux de Montréal. Un nouveau fonds pour le développement des jeunes enfants, de 400 millions en 10 ans, doit aider à son financement. Financé par Québec (150 millions) et la Fondation Lucie et André Chagnon (250 millions), ce fonds n'a toutefois pas encore vu le jour. (Marie Allard)