Cinq ans après la plus vaste opération antimotards du Canada, les superprocès découlant de l'opération SharQc n'ont toujours pas commencé. La tension est palpable entre les parties. Les enjeux sont énormes. La Presse vous présente deux visions qui s'opposent dans une cause sans précédent.

> Défense

« Ce n'est pas un mégaprocès, lance d'entrée de jeu l'avocate de défense Nellie Benoît. C'est un gigaprocès ! »

Au total, 156 accusés. Onze procès anticipés au départ. Des accusations de meurtre, de complot pour meurtre, de gangstérisme et de trafic de stupéfiants.

La défense se plaint d'être ensevelie sous la preuve. En 2011, deux ans après le début du processus, elle a calculé que les preuves, une fois imprimées, constitueraient l'équivalent de 371 Empire State Buildings.

L'avocate explique qu'en travaillant 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, elle n'arriverait pas à passer à travers toute la preuve.

L'acquittement de 31 motards en raison de « délais déraisonnables » a bien entendu réjoui la défense. Le juge James Brunton a alors ramené le tout à cinq procès.

« La poursuite n'a pas de plan de match qui tient compte des limites du système », dit Me Benoît, qui défend Daniel Beaulieu.

Depuis, des dizaines d'accusés ont plaidé coupable à une accusation réduite de complot, si bien qu'il en reste 50 à juger.

L'automne dernier, la poursuite a annoncé un arrêt du processus dans les cinq procès pour ensuite déposer un nouvel acte d'accusation pour meurtre et complot regroupant les 50 accusés.

Cet arrêt du processus a frustré la défense qui y voit un retour à la case départ. De nouvelles requêtes préliminaires devront être faites, notamment en raison des demandes à l'aide juridique.

« Tout ce qu'on a fait jusqu'à septembre 2013 a été jeté à la poubelle, dit Me Benoît. Uniquement dans le procès de la section de Québec, on avait débattu plus d'une centaine de requêtes. »

La poursuite aurait dû accuser de meurtre seulement ceux pour lesquels elle détenait une preuve plus directe, estime l'avocate de la défense. On parle d'une vingtaine d'accusés sur les 156.

« Quand on a un dossier trop lourd, le jury risque de se perdre, croit Me Benoît. On n'a qu'à penser au premier procès Norbourg. Même pour les juristes, c'est complexe. Imaginez pour monsieur et madame Tout-le-Monde. »

> Couronne

Rarement une équipe de procureurs de la Couronne n'aura eu autant de pression sur les épaules que dans le dossier SharQc.

Selon la théorie de la Couronne, tous les Hells Angels du Québec forment une seule et unique organisation criminelle dont les membres se livrent au trafic de stupéfiants. Ils sont soupçonnés d'avoir commis 22 meurtres, entre 1996 et 2002, dans une guerre destinée à monopoliser le trafic de drogue.

Son défi, c'est de le prouver hors de tout doute raisonnable.

Avant même que les procès ne commencent, le juge James Brunton a acquitté 31 motards en critiquant au passage la stratégie de la poursuite. Le directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) s'est senti obligé de se défendre en convoquant les médias. L'opération SharQc n'a pas été improvisée, au contraire, elle est le résultat d'une « longue planification », a dit le DPCP à l'époque.

Autre tuile : l'arrestation d'un enquêteur-vedette qui a collaboré à l'opération SharQc, Benoit Roberge. Ce dernier vient de reconnaître avoir vendu des informations à un Hells Angel. La poursuite a été ébranlée par la découverte d'une taupe dans ses rangs.

Une certaine pression liée aux coûts de l'opération existe également. La facture de SharQc s'élève à au moins 31 millions, notamment en frais d'avocats remboursés par l'État, selon les derniers chiffres disponibles. Et cela n'inclut pas les dépenses de la Sûreté du Québec, corps policier qui a mené l'enquête. Le compteur tourne puisque les procès n'ont pas encore débuté.

Preuve que le dossier est délicat : le DPCP a refusé notre demande d'entrevue avec la procureure-chef au dossier, Me Madeleine Giauque. L'avocate d'expérience dirige une équipe d'une vingtaine de procureurs se consacrant uniquement à la préparation des superprocès.

« Ce serait inapproprié à ce moment-ci de faire des commentaires alors que des procès doivent se tenir. On fera un bilan lorsque tout sera terminé », a dit son porte-parole, Me René Verret.

La poursuite peut compter sur un

témoin-vedette, un membre en règle qui a retourné sa veste, le Hells Angel Sylvain Boulanger. Le délateur a signé un fabuleux contrat de 2,9 millions en échange de sa collaboration. Preuve de sa valeur, le Hells René Charlebois était prêt à payer une fortune à la taupe Benoit Roberge pour connaître l'endroit où le délateur se trouve.

UN SUCCÈS, SELON LA SQ

Peu importe l'issue des procès, la Sûreté du Québec (SQ) estime que l'opération SharQc a été un succès. « Malgré la longueur

du processus judiciaire et plein de facteurs juridiques qu'on ne contrôle pas, l'opération

a quand même eu l'effet escompté : la déstabilisation de l'organisation », dit le patron de la division du crime organisé à la SQ, Patrick Bélanger. Les Hells se font aujourd'hui plus discrets. La violence liée à la lutte

de territoire pour le trafic de stupéfiants

a également diminué, note le policier. D'autres opérations d'envergure ne sont pas à exclure, souligne-t-il. 

Avec Daniel Renaud