Les Shafia ne vont pas bien. De Montréal à Kaboul, la famille essaie de vivre avec le verdict qui est tombé comme un coup de tonnerre dimanche: coupables de meurtre prémédité. Le père, la mère, le frère. Vingt-cinq ans de prison. La nouvelle a fait le tour du monde. Après deux mois et demi de procès médiatisé, la famille essaie de panser ses plaies.

Rachid* vit à Montréal. Lorsque Mohammad Shafia, sa femme Tooba et leur fils aîné ont été arrêtés, puis accusés de meurtre, les enfants survivants* sont partis vivre chez lui. Sa femme est une cousine de Tooba.

Trois enfants ont survécu au drame familial: deux filles âgées de 11 et 19 ans, et un garçon de 18 ans. Leur vie a été bulldozée par le verdict. Le tableau est tragique: leur père, leur mère et leur frère coupables de meurtre prémédité, leurs trois soeurs noyées dans les eaux sombres d'une écluse, sans oublier Rona, la première femme de leur père qu'ils considéraient comme leur mère, froidement assassinée.

Le motif: laver l'honneur de la famille parce que les trois filles fréquentaient des garçons en cachette et portaient des jupes courtes et des chandails au décolleté plongeant.

Le jour du verdict, l'histoire a fait le tour du monde: États-Unis, Angleterre, Australie, Pakistan, Afghanistan. Impossible d'échapper à l'opprobre et à la honte. L'impact sur les enfants a été dévastateur.

«La plus vieille reste enfermée dans sa chambre, m'a confié Rachid. Elle ne va plus à l'école. Elle ne peut pas vivre dans la société parce que tout le monde est au courant de l'affaire Shafia. Elle devra changer de nom. Sa vie est bloquée.»

Le garçon, lui, a témoigné au procès avec aplomb. Il a défendu becs et ongles la thèse de l'accident. Il voulait sauver son père, sa mère et son frère. Lorsque ses parents l'ont vu au tribunal, assis dans le box des témoins, ils ont éclaté en sanglots, le visage enfoui dans leurs mains tremblantes. La dernière fois qu'ils avaient vu leur fils, il avait 15 ans. C'était un adolescent dégingandé. Deux ans et demi plus tard, l'ado s'était transformé en homme, avec une barbe naissante qui lui mangeait les joues.

C'était le 12 décembre. Les Shafia étaient emprisonnés depuis juillet 2009. Ils n'avaient pas le droit de voir leurs enfants pendant leur détention. Pas étonnant, ils étaient accusés d'en avoir tué trois.

Et la petite de 11 ans? Rachid a pris une grande respiration. «C'est une vraie victime. Elle sait tout, elle comprend tout. Je suis très inquiet pour elle.»

Rachid a pleuré, doucement. «Vous savez, elle est très intelligente, très mature.»

L'arrivée des trois enfants Shafia chez Rachid a perturbé la vie de la famille. Rachid a deux enfants, 9 et 11 ans. Pas facile d'intégrer trois jeunes traumatisés par l'arrestation de leurs parents et l'assassinat de leurs soeurs.

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Rachid est amer. C'est lui qui gère les affaires de Mohammad Shafia depuis son arrestation, incluant un centre commercial, situé à Laval sur le boulevard des Laurentides, une bâtisse quelconque avec quatre locataires.

Rachid déteste Mohammad Shafia, un homme dur qui aboie ses ordres de sa prison de Kingston.  

Shafia vend son centre commercial. C'est Rachid qui s'occupe de la transaction. «J'ai une offre de 2,25 millions, mais Shafia a changé d'idée, il veut obtenir 2,35 millions. Il n'est jamais content, il veut toujours plus. Il a besoin d'argent pour payer les avocats et aller en appel.»

Mohammad Shafia a signé une procuration en faveur de son fils. Rachid a soupiré. «Pas facile de gérer une bâtisse avec un garçon de 18 ans.»

En novembre, j'ai rencontré Rachid dans un café de Montréal-Nord avant de partir pour l'Afghanistan. Il m'a amenée devant le centre commercial. Il m'a montré une enveloppe remplie de paperasse qui traînait sur le siège arrière de la voiture. Les affaires de Shafia. «Il faut que je fasse tout, que je parle aux locataires. Shafia ne me dit jamais merci, rien, pas un mot. Aucune reconnaissance.»

Rachid vit des moments difficiles. Son père, qui habitait à Kaboul, vient de mourir. La nouvelle est tombée en même temps que le verdict. Et son couple a éclaté. Trop de pression.

Plusieurs deuils coup sur coup. C'est beaucoup pour un seul homme.

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C'est en regardant la télévision que Soraya a appris que sa soeur Tooba était coupable de meurtre prémédité et passerait les 25 prochaines années de sa vie en prison.

Elle était chez elle, à Kaboul, lorsque la nouvelle est tombée comme une bombe. Jamais la télévision afghane n'avait parlé des Shafia. Rien, pas un mot sur cette famille plongée dans un procès très médiatisé, avec, en toile de fond, un mobile qui va au coeur des valeurs afghanes: l'honneur.

J'ai rencontré Soraya à Kaboul début décembre. Elle savait que les trois filles de sa soeur étaient mortes, mais elle ignorait que Tooba était accusée de les avoir tuées. Elle a reçu cette nouvelle comme une gifle. Elle a pleuré. Beaucoup, longtemps.

Elle était bouleversée. Sa petite soeur, sa préférée, celle qu'elle avait bercée et cajolée, accusée de meurtre. Une soeur qu'elle avait perdu de vue depuis des années. Lorsque Tooba s'est mariée, Mohammad Shafia lui a interdit de parler à sa famille. Soraya était en colère.

Elle n'a jamais aimé Mohammad Shafia. Elle ne l'a vu que deux fois. «C'était un homme très rigide», a-t-elle dit.

Un an après son mariage, Tooba a quitté l'Afghanistan au bras de son mari. Elle n'avait que 17 ans.

Le 2 décembre, Soraya a parlé à Tooba au téléphone. Tooba dans sa prison à Kingston, Soraya à Kaboul. Les soeurs ne s'étaient pas parlé depuis 20 ans. Une conversation crève-coeur qui a duré 8 min 47 s.  Depuis ces retrouvailles déchirantes, Soraya attendait le verdict, rongée par l'inquiétude. Elle a appelé mon traducteur deux fois: elle posait toujours la même question: est-ce que le verdict est tombé?

Elle ne pouvait pas se fier à son frère, Jawed, qui vit à Montréal. Il ne lui avait pas dit que Tooba était accusée de meurtre. Soraya, son mari et ses neuf enfants n'ont pas d'ordinateur. Et la télévision afghane n'avait jamais parlé du procès, sauf le jour du verdict où la nouvelle de la condamnation est tombée. Comme une bombe.

«Elle était vraiment très très triste, m'a dit mon traducteur (Soraya ne parle que dari). Elle a très mal réagi. Son frère Jawed l'a appelée et il lui a reproché d'avoir donné une entrevue à La Presse. Son coeur est faible, elle n'est pas en bonne santé.»

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Jawed aussi ne va pas bien. Il essaie de digérer le verdict. Il ne croit pas à la culpabilité de sa soeur. «Tooba ne peut pas avoir tué ses filles. C'est une femme, une mère. Elle ne peut pas, elle ne peut pas. Je crois qu'elle est innocente.»

«C'est difficile pour nous, a-t-il ajouté. J'ai mal au coeur. Son mari n'est pas une bonne personne.»

Il a parlé à Soraya à Kaboul. Ils ont partagé la même incrédulité, la même douleur.

A-t-il parlé à Tooba depuis le verdict?

«Non, a-t-il répondu. Je ne sais même pas où elle est.»

J'ai appelé le Service correctionnel canadien. Tooba est toujours dans la prison de Kingston en attente d'un transfert. Son dossier est sous examen.

Compliqué d'établir dans quelle prison un détenu purgera sa peine. Il y a d'abord la collecte des données: lire les notes de la Cour, examiner les antécédents criminels, vérifier si la cause va en appel.

Suit l'évaluation des «informations complémentaires»: la scolarité du détenu et son «employabilitié», car un prisonnier ne reste pas 25 ans dans sa cellule à se tourner les pouces. Tout est vérifié: sa toxicomanie, son évaluation psychologique, ses tendances suicidaires.

Le détenu est ensuite interviewé, puis le Service correctionnel établit son «plan de réinsertion sociale» et sa cote de sécurité. En général, les détenus qui écopent de la perpétuité sont incarcérés dans une prison à sécurité maximum.

Où ira Tooba?

«Ça dépend de son évaluation», a répondu le porte-parole du service correctionnel, Serge Abergel.

Le lieu du crime, Kingston, en Ontario, ne rentre pas en ligne de compte, mais la proximité de la famille, oui. Les Shafia vivent à Montréal, Tooba ira probablement dans la seule prison pour femmes du Québec: le pénitencier de Joliette.

Dans la même prison que Karla Homolka, accusée avec son mari, Paul Bernardo, d'avoir tué et violé des adolescentes. Une criminelle célèbre libérée en juillet 2005.

De Kaboul à Montréal, pour finir dans une prison à Joliette, peut-être dans la même unité que Karla Homolka. C'est ce qu'on appelle un destin tragique.

* Une ordonnance du tribunal nous empêche non seulement de divulguer le nom des enfants survivants, mais aussi de donner des indices pouvant mener à leur identification. Rachid est donc un nom fictif.