Mohammad Shafia n'aurait pas toujours été l'être implacable qu'ont décrit divers témoins au procès pour quadruple meurtre où il est actuellement jugé, à Kingston, avec sa seconde femme et leur fils aîné. Diba Masoomi, soeur cadette de Rona, la première femme de Mohammad, estime que celui-ci était plutôt bon au début de son mariage.

«Quand j'étais en 10e année, je suis allée chez Rona [à Kaboul]. Shafie était son mari. Ils n'avaient pas d'enfant. J'ai demeuré là deux ans. C'était une grande maison et il m'a bien traitée. Shafie, je le connaissais très bien... j'avais confiance en lui», a raconté Mme Masoomi, qui est venue expressément de France cette semaine pour témoigner au procès ayant trait aux meurtres allégués de sa soeur Rona et de trois des filles que Mohammad Shafia a eues avec Tooba, sa seconde femme.

Diba Massomi a joué un rôle clé dans l'enquête policière. C'est elle qui, le 5 juillet 2009, cinq jours après la découverte des quatre cadavres dans l'écluse, a envoyé un courriel aux policiers de Kingston pour les alerter et leur révéler des secrets de famille. Rona n'était pas la cousine de Mohammad Shafia comme celui-ci le prétendait, mais sa première femme.

Ce n'est pas de gaieté de coeur, dit-on, que Shafia a pris une deuxième femme. Étant lui-même issu d'une famille à double mariage, il trouvait que cela avait engendré des problèmes. «Il ne voulait pas deux femmes, mais il voulait des enfants. Il a dit à Rona: "Je veux te garder, mais je veux des enfants, ils vont te soutenir, t'aider"», a raconté Diba, qui a assisté aux deux mariages de Mohammad Shafia: celui avec Rona, en 1979, et celui avec Tooba, vers la fin des années 80. Tooba est devenue enceinte très rapidement et a accouché de sept enfants en douze ans. Rona a contribué à élever la famille.

Mais si l'on se fie au journal personnel de Rona, découvert après sa mort dans un placard de la maison de Saint-Léonard, des tensions sont apparues à la longue entre les deux femmes. Shafia, qui se montrait juste avec ses deux femmes au début, aurait peu à peu privilégié Tooba au détriment de Rona. Et c'est Tooba qui, subtilement, manipulait Shafia, estimait Rona. Cela se reflétait partout, même dans les relations intimes. «Au début, [Tooba] a dit à Shafie de passer trois nuits avec elle et une avec moi. Après, elle lui a dit de passer une semaine avec elle et une nuit avec moi. Puis, elle l'a séparé définitivement de moi [...] Doucement et gentiment, sans se mettre elle-même en danger», a écrit Rona dans son journal.

Famille éclatée

Diba Masoomi et Rona sont issues d'une famille comptant six soeurs et trois frères. Comme bien d'autres Afghans qui en ont eu l'occasion, la plupart d'entre eux ont fui leur pays en guerre, espérant vivre mieux ailleurs. La vie a mené un frère et une soeur en France, une autre en Suède, une autre en Russie. Rona, elle, a vécu une quinzaine d'années à Dubaï avant de venir au Canada, en 2007. Mais comme la polygamie est interdite ici, Rona est arrivée cinq mois après le reste de la famille. Pendant cet intermède, où Shafia cherchait un moyen de la faire venir, elle a pu aller chez sa soeur Diba, en France. Elles ne s'étaient pas vues depuis 15 ans. Selon Diba, Rona n'a pas parlé de problèmes familiaux pendant ce séjour, qui a duré trois mois. Les enfants lui manquaient cependant cruellement.

Ce n'est qu'une fois au Canada que les choses ont dégénéré et que Rona a commencé à lui confier ses misères au téléphone, soutient Diba. Rona utilisait les 50$ que Shafia lui accordait par mois pour s'acheter des cartes d'appel. Rona appelait plusieurs personnes à l'étranger, dont Diba. Les deux femmes se parlaient deux ou trois fois par semaine. Rona se disait extrêmement malheureuse et, vers la fin, elle craignait même pour sa vie. «Rona me disait qu'elle n'en pouvait plus de sa vie. Elle voulait divorcer. Elle priait pour que Dieu vienne la chercher. Elle disait: "Prie pour moi, prie pour que je sois libérée." Je lui disais qu'il ne pourrait rien lui arriver, que le Canada n'était pas l'Afghanistan», a raconté Mme Masoomi.

Le procès reprend lundi avec le dernier témoin de la Couronne, une experte culturelle qui expliquera la notion de crimes d'honneur.

Rappelons que Rona, 50 ans, Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans, ont été trouvées noyées dans une Nissan Sentra au fond de l'écluse de Kingston Mills, le matin du 30 juin 2009. La tragédie est survenue lorsque la famille, comptant trois adultes et sept enfants, rentrait à Montréal après un voyage à Niagara Falls. Le couple et son fils aîné, Hamed, ont été arrêtés trois semaines après les événements. La Couronne allègue que les quatre femmes ont été tuées pour rétablir «l'honneur» de la famille. Les accusés soutiennent qu'il s'agit d'un accident.