Rona Amir Mohammad rêvait de vivre plus librement, mais elle avait peur de fuir, de crainte de s'attirer les foudres de son mari, et ternir l'honneur de la famille.

C'est ce qui se dégage du témoignage qu'a livré Fahima Vorgetts, mardi, au procès pour quadruple meurtre de la famille Shafia. Mme Vorgetts, Afghane maintenant établie aux États-Unis, milite pour les droits des femmes dans un organisme qui s'appelle Women for Afghan Women. Elle est aussi une lointaine parente de Rona, puisque son oncle est marié avec une des soeurs de Rona.

Au printemps 2008, sur les conseils d'un parent, Rona a appelé Mme Vorgetts pour se confier à elle, car elle disait être dans une situation abusive à la maison. Rona vivait dans un grand logement de Saint-Léonard avec son mari, Mohammad Shafia, ainsi qu'avec Tooba, deuxième femme de son mari, et les sept enfants issus de ce second mariage. Mohammad avait pris une seconde épouse parce que Rona ne pouvait avoir d'enfants. Cette dernière est toujours restée dans la famille, et a aidé à élever les enfants avec sa «co-femme», pour utiliser un terme employé dans le cadre du procès par un témoin Afghan.

La cousine au Canada

Mohammad a épousé Rona au début des années 80, et Tooba vers la fin de cette même décennie. Les deux mariages ont été célébrés à l'hôtel Intercontinental de Kaboul, en Afghanistan. En 1992, la guerre a incité la famille à fuir le pays. Les Shafia ont vécu à différents endroits, dont une quinzaine d'années à Dubaï, aux Émirats arabes unis, avant de venir s'établir au Canada en juin 2007, comme «immigrants investisseurs». Rona n'était cependant pas du voyage, puisque la polygamie est interdite au Canada. Elle est arrivée en novembre 2007, et s'est fait passer pour la «cousine» de Mohammad aux yeux de tous, y compris d'Immigration Canada.

Une demande de résidence permanente pour «motif humanitaire» a même été faite pour Rona, et avait en quelque sorte été pré-approuvée, selon Sabine Venturelli, avocate qui s'est occupée du dossier de Rona. Dans le document, on alléguait qu'il serait cruel de séparer la «cousine» de la famille avec qui elle vivait «depuis 1990.»

Malheur et humiliations

Mais Rona serait vite devenue malheureuse au Canada, s'y sentait comme une prisonnière à cause de l'attitude de son mari et de Tooba. Rona aurait confié à Mme Vorgetts que Shafia la traitait comme une servante, lui répétait qu'elle ne servait à rien, l'humiliait, lui tirait les cheveux et lui donnait des coups de pied, et cela même devant les enfants. La deuxième épouse, Tooba, l'humiliait également. Ces derniers détenaient ses papiers d'identité. Elle ne pouvait sortir ou suivre des cours. Elle pouvait tout juste aller se promener dans le parc près de la maison. C'est d'ailleurs lors de ses promenades solitaires qu'elle appelait Mme Vorgetts, toujours d'un téléphone public, selon celle-ci.

Mme Vorgetts dit que Rona l'appelait en général deux ou trois fois par semaine, et cela a duré d'avril 2008 à avril 2009, soit jusqu'à ce que Mme Vorgetts aille faire un voyage en Afghanistan. À son retour, Mme Vorgetts a réalisé que Rona avait laissé des messages désespérés dans sa boîte vocale. Mme Vorgetts n'avait pas le numéro de Rona à la maison et elle n'a pas pu la rappeler. Rona n'avait jamais voulu le donner, parce que leurs conversations devaient rester secrètes.

Mme Vorgetts avait souvent conseillé à Rona d'aller voir la police, ou de se réfugier dans une maison pour femmes. Mais Rona n'osait pas, car elle craignait la réaction de son mari, qui l'avait menacée de la tuer ou de la renvoyer en Afghanistan, où elle serait peut-être tuée aussi. De plus, Rona craignait de salir l'honneur de la famille de son mari, de même que la sienne, en se divorçant. Les femmes divorcées, surtout à son âge, sont mal vues en Afghanistan.

Après avril 2009, Mme Vorgetts n'a jamais reparlé à Rona, car celle-ci est morte noyée le 30 juin au matin, en même temps que les filles de son mari: Zainab, 19 ans, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans.

Le procès qui a commencé il y a plus d'un mois à Kingston, se poursuit aujourd'hui. Rappelons que Mohammad Shafia, 58 ans, sa femme Tooba, 41 ans, et leur fils Hamed, 20 ans, sont accusés d'avoir tué avec préméditation les quatre femmes de leur famille.