C'est pour se venger de la cruauté de son père et ouvrir la voie de la liberté à ses soeurs que Zainab a épousé un homme d'origine pakistanaise, en mai 2009, alors que sa famille était absolument contre.

«En 20 ans, mon père ne m'a jamais appelée par mon nom. Il m'insultait, m'appelait Black Snake», aurait confié Zainab, 19 ans, à Latif Hyderi environ un mois avant de périr noyée dans une écluse de Kingston, avec deux de ses soeurs, Sahar, 17 ans, et Geeti, 13 ans, et la première femme de son père, Rona, 53 ans.

C'est entre autres ce que Latif Hyderi a raconté, jeudi, au procès de sa nièce, Tooba, accusée avec son mari Mohammad Shafia et leur fils Hamed des meurtres prémédités des quatre membres de leur famille.

Un témoignage troublant

Latif Hyderi, Canadien d'origine afghane qui vit ici depuis 11 ans, a été appelé à la barre vers la fin de la matinée, jeudi, au palais de justice du comté de Frontenac, à Kingston. L'homme de 65 ans, à la peau tannée et au faciès typiquement afghan, ne parle que le farsi. Il a porté le Coran à son front, l'a baisé respectueusement, en jurant de dire toute la vérité. Puis, il a répondu aux questions de la procureure de la Couronne, Laurie Lacelle, dans une avalanche de mots.

Il a raconté qu'il avait connu Mohammad Shafia, mari de sa nièce Tooba, après que ceux-ci étaient venus s'établir au Canada, en 2007. La famille Shafia a loué un logement à moins de trois kilomètres du sien, à Saint-Léonard. Les deux familles se fréquentaient occasionnellement, quelques fois par mois.

Latif estimait que Zainab aurait fait une bonne femme pour l'un de ses fils, et il a demandé sa main à Tooba. Mais celle-ci a répondu que Zainab ne se marierait pas avant une dizaine d'années, et qu'elle allait poursuivre ses études. Environ huit mois plus tard, en mai 2009, Tooba est allée demander de l'aide à Latif, car elle ne savait plus quoi faire. Son mari était à Dubaï et sa fille Zainab voulait épouser un Pakistanais.

Mohammad a appelé Latif de Dubaï sur les entrefaites. Il était furieux et traitait sa fille de noms que M. Hyderi ne voulait absolument pas répéter à la cour, hier. Pressé par la Couronne de les révéler, il a demandé pardon aux âmes des défuntes et a prononcé dédaigneusement les mots «salope» et «pute».

Court mariage

Selon le récit de Latif Rona, Mohammad lui a demandé d'aider aux préparatifs du mariage, pour que cette «salope» quitte la maison. Tooba pleurait. Latif a offert de parler à Zainab afin de la faire changer d'idée. Un rendez-vous a été organisé le lendemain, en présence de Tooba.

Latif a demandé à Zainab pourquoi elle faisait ainsi de la peine à ses parents. Il lui a parlé de la culture afghane. «Zainab pleurait. Elle ne pouvait pas parler, elle ne faisait que pleurer», a raconté Latif, qui a alors donné un délai à Zainab pour lui répondre. Le lendemain, Zainab n'avait pas changé d'idée, si bien qu'il a organisé le mariage.

Le document de mariage a été signé devant un mollah, en présence de deux témoins, et les époux son partis chacun de leur côté. Le lendemain s'est tenue la réception dans un restaurant iranien de Montréal. Le marié pakistanais s'est présenté sans invités ni parenté. De son côté, Zainab avait 10 ou 15 invités qui commençaient à chuchoter devant ce bien curieux mariage avec un non-Afghan qui n'avait pas un sou ni de parenté.

À un certain moment, la mère, Tooba, s'est effondrée en pleurs. Bouleversée, Zainab s'est effondrée à son tour et a dit qu'elle ne voulait plus de ce mariage. Celui-ci a été annulé le soir même.

Autre proposition

Latif est revenu avec sa proposition de marier Zainab à son fils. Cette fois, la réponse a été plus positive. Latif a parlé à Mohammad, qui se trouvait toujours à Dubaï. Ce dernier était encore furieux. «Si j'avais été là, je l'aurais tuée», aurait dit Mohammad, qui a recommandé à Latif d'attendre son retour avant que son fils et Zainab se mettent à se fréquenter.

«Je lui ai dit: "Shafie, j'ai racheté ton honneur. On fait ça pour ton honneur. Je ne veux pas marier mon garçon à ta fille pour ton argent. Ces enfants sont très nobles"», a raconté M. Hyderi, hier. Selon lui, Shafie, comme il l'appelle, était arrogant.

Un frère très protecteur

M. Hyderi dit avoir parlé aussi à Hamed, un «très bon garçon», a-t-il précisé jeudi. Zainab se plaignait d'être trop surveillée par Hamed.

M. Hyderi dit avoir tenté de faire comprendre à Hamed que les moeurs au Canada étaient différentes et qu'il fallait lâcher du lest à ses soeurs. «Trop de pression fait imploser. Tu vas voir, ça va arriver aussi avec tes autres soeurs.»

«Hamed écoutait. Il a fini par dire: "Que dois-je faire? Aller contre la volonté de mon père? "»

«Non, écoute ton père, mais dis-lui de mettre moins de pression», aurait répondu M. Hyderi.

Le second mariage n'a finalement jamais eu lieu. «Le 29 juin 2009, je n'oublierai jamais cette date, jusqu'à ma mort», a lancé M. Hyderi, en faisant allusion au drame de l'écluse.

Le passé resurgit

En contre-interrogatoire, les trois avocats de la défense ont tenté d'attaquer la crédibilité du témoin, en traquant ses contradictions et en faisant ressortir qu'il avait fait de la prison en Afghanistan. «J'étais un moudjahid. Je faisais le jihad contre les Russes [qui avaient envahi le pays].»

Finalement, le témoin a à moitié reconnu qu'il avait été condamné, peut-être pour avoir poignardé quelqu'un avec son frère, dans le cadre d'une querelle, au début des années 60. «J'étais jeune, je ne me souviens pas. Ça n'a rien à voir avec cette affaire-ci», a-t-il dit.

Le procès se poursuit lundi.