Magnat des affaires au pouvoir discret, Paul Desmarais faisait mentir les idées reçues. En témoigne son intérêt précoce pour le géant communiste chinois, dont le Canada récolte encore les fruits.

Le titan. C'est ainsi que Peter C. Newman, le grand biographe des entrepreneurs canadiens, avait surnommé Paul Desmarais. De tous les titans dont il a fait le portrait, il se classe dans une catégorie à part. Le seul, a-t-il écrit, dont le pouvoir immense ne s'est pas émoussé au fil des décennies.

À 86 ans, il avait amassé une fortune colossale, estimée par la revue américaine Forbes à 4,63 milliards CAN, ce qui en faisait le Canadien français le plus riche. Et pourtant, c'était l'un des hommes d'affaires les plus discrets, surtout ces dernières années. Pas étonnant qu'autant de préjugés subsistent à son endroit.

On le disait chanceux, alors qu'il était passé maître dans l'art d'acheter et de vendre au bon moment, sans rien précipiter, au terme d'une étude minutieuse. C'est ainsi qu'il a cédé Consolidated-Bathurst pour 2,6 milliards juste avant que le marché des pâtes et des papiers ne s'effondre, en 1989. Avec la vente de la société de fiducie Montreal Trust à BCE, conclue cette année-là, Paul Desmarais avait 1,5 milliard en poche lorsque la récession a frappé.

On le disait infaillible, alors qu'il a connu des revers. Il a échoué à prendre le contrôle du Canadien Pacifique avec la Caisse de dépôt et placement du Québec. Il était l'un des principaux actionnaires de la banque d'affaires Drexel Burnham Lambert juste avant que celle-ci ne soit condamnée pour transactions frauduleuses.

On le disait à la retraite depuis mai 1996, alors qu'il veillait toujours de près aux intérêts de Power, au-dessus des épaules de ses fils, Paul, jr et André, qui se partagent la direction du holding. Il était encore l'actionnaire de contrôle de Power, puisqu'il n'avait pas légué ses actions, conservant 61% des votes.

On disait qu'il collectionnait les amitiés chez les politiciens pour faire avancer les intérêts de ses entreprises, alors que Paul Desmarais, un homme qui bégayait légèrement, était véritablement fasciné par les leaders politiques. Il adorait être consulté sur des questions de politiques publiques, il aimait se sentir dans le coup. Peter C. Newman affirme qu'à la suite de sa première rencontre avec René Lévesque, alors ministre du cabinet de Jean Lesage, Paul Desmarais, choqué par son radicalisme, a songé à ne plus investir au Québec. Ce dernier s'était invité à la maison du politicien pour y discuter de la vente d'une aciérie, et René Lévesque et lui avaient échangé jusqu'à minuit, en buvant de la bière et en grignotant des craquelins.

Il poursuivra néamoins ses acquisitions. Ce sont en fait les gouvernements qui, plus tard, lui ont mis des bâtons dans les roues. En 1986, Power a tenté d'acquérir Télé-Métropole, mais le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) a bloqué l'acquisition, craignant une concentration de la presse trop forte. L'ancien premier ministre du Québec Robert Bourassa a invoqué le même motif en 1986 pour tuer dans l'oeuf son projet d'achat d'Unimédia, l'éditeur du journal Le Soleil de Québec, entre autres quotidiens ; Power patientera 15 ans avant de concrétiser ce vieux rêve. Le gouvernement de Brian Mulroney ne retiendra pas non plus la soumission de Power Corporation pour la société montréalaise Teleglobe, cédant l'ancien monopole canadien des télécommunications internationales à Memotec.

Jusqu'à ce que Power Corporation revienne en force au Canada avec l'achat de la société d'assurances London Life par sa filiale Great-West, en 1997, Paul Desmarais s'est résolument tourné vers l'étranger.

En Europe, il s'est associé avec Albert Frère, cet homme d'affaires belge rencontré en 1978 au conseil d'administration de la Banque de Paris et des Pays- Bas, la Paribas. Les deux amis et complices ont créé Parjointco, le holding qui contrôle Pargesa, l'entreprise inscrite à la Bourse de Genève qui chapeaute leurs investissements dans la spécialiste des minéraux Imerys, le producteur et distributeur de vins et spiritueux Pernod Ricard, le fabricant de matériaux de construction Lafarge, le producteur de pétrole et de gaz Total et la société de services industriels Suez.

À la même époque où il rencontre Albert Frère, Paul Desmarais met le cap sur la Chine. À l'invitation de Pierre Elliott Trudeau, il participe en 1978 à la première mission d'affaires canadienne en Chine avec son fils André. Ils rencontrent Rong Yiren, fondateur de la China International Trust and Investment Corporation (CITIC), une entreprise d'État mandatée par Deng Xiaoping pour brasser des affaires avec les capitalistes étrangers. De cette rencontre résultera en 1986 un premier investissement commun dans une scierie de Castlegar, en Colombie- Britannique. Les partenaires feront un coup de fric en la revendant, et les Chinois prendront goût aux profits

Aujourd'hui, Power détient une participation d'environ 4,3% dans CITIC Pacific, une entreprise inscrite à la Bourse de Hong Kong. Cette participation a une valeur comptable d'environ 233 millions de dollars canadiens à la fin de 2012. Et André Desmarais siège au conseil de l'entreprise spécialisée dans le transport, l'énergie et les projets d'infrastructure.

La relation de la famille Desmarais avec la Chine outrepasse toutefois cet investissement ou encore la coentreprise de fabrication de wagons lancée à Qingdao en 1998 avec Bombardier et la Sifang Locomotive&Rolling Stock Works. En fondant le Conseil commercial Canada- Chine, un organisme a but non lucratif, Paul Desmarais a jeté les bases de la coopération économique entre les deux pays.

Cela peut sembler banal aujourd'hui, alors que tout le monde ne parle que de la Chine, mais en 1978, en pleine guerre froide, l'idée de se rapprocher d'un pauvre pays communiste n'était pas si séduisante que cela. C'est André Desmarais qui entretient aujourd'hui ces liens; bon an, mal an, il voyage régulièrement en Chine. Il fait par exemple partie du conseil consultatif international du gouvernement de Hong Kong.

Cette influence ne s'achète pas, elle se cultive avec les années. Sa valeur en Chine, un pays qui est loin d'avoir atteint son plein potentiel économique, est inestimable. C'est peut-être le plus grand héritage de Paul Desmarais.

PHOTO ARCHIVES AP

Paul Desmarais et l'ancien PM canadien Brian Mulroney rencontrent le nouveau vice-président chinois, Rong Yiren (à gauche).