C'est la pire des catastrophes. Quand, après avoir vu ses parents se séparer, un enfant décide de rompre lui aussi en rejetant son père ou sa mère. Certains y sont poussés par leur parent préféré: un kidnapping psychologique qu'on appelle « aliénation parentale ». D'autres n'ont pas subi de lavage de cerveau mais choisissent leur camp pour ne plus se sentir écartelés.

Les deux fillettes appelaient leur père « ben Laden ».

Leur mère leur avait juré que c'était le pire des monstres. Qu'il les avait agressées sexuellement et qu'il ne les aimait pas.

Une lettre retrouvée dans la salopette de la plus vieille implorait l'enfant de ne jamais dire « papa », de crier qu'elle voulait revenir chez maman, de déchirer ce message et de nier l'avoir jamais eu, raconte Linda Provost, coordonnatrice de SOS Jeunesse, qui a supervisé leurs visites.

Après avoir perdu la garde des enfants - qu'il fallait mettre à l'abri de son entreprise de dénigrement  -, la mère s'est suicidée. « C'était deux semaines avant Noël. Elle avait écrit au père: "Maintenant, tu es échec et mat." »

Comme d'autres enfants du divorce, les deux petites soeurs ont été victimes d'aliénation parentale. C'est ce qui se produit lorsqu'un enfant repousse ou renie un parent à la suite des pressions de l'autre, qui veut l'effacer de leur vie.

« Le parent aliénant alimente la peur en gardant religieusement les reliques de tous les gestes impulsifs commis par l'autre dans le cadre de la séparation : une fissure dans la porte, un trou dans le mur », explique le psychologue et témoin expert Hubert Van Gijseghem.

« Souvent, les albums photo disparaissent pour que toute trace de bonne relation avec l'autre parent soit effacée. »

« Il y a une telle amnésie des bons moments que les enfants pensent que les photos ont été truquées », précise sa consoeur Francine Cyr, professeure à l'Université de Montréal.

Des enfants racontent que leur parent les jetait en bas de l'escalier ou voulait les noyer, sans en avoir le moindre souvenir, ajoute Christine Tremblay, chef du programme maltraitance du centre jeunesse de la Mauricie. Lorsqu'on tente de les rapprocher du parent, leurs réactions peuvent être violentes. « Certains se sauvent, se jettent par terre, hurlent, lancent des objets. Pour les rassurer, on commence parfois par leur montrer leur parent derrière un miroir sans tain. Ça peut prendre deux ou trois essais. »

Certains enfants sont si programmés qu'ils frappent leur parent juste après lui avoir fait un câlin. Ou se mettent à le critiquer au sujet du passé alors qu'ils sont en train de s'amuser ensemble. « S'il a du plaisir, l'enfant a l'impression de trahir son autre parent, alors il sabote », explique Francine Cyr.

Autre arme répandue: le chantage. « Une mère menaçait sa fille de donner sa chambre à sa soeur si elle allait trop souvent chez son père », raconte la psychologue.

BOMBES SILENCIEUSES

Selon une analyse menée en 2012-2013 par le centre jeunesse de Montréal, la DPJ voit peu de véritables cas d'aliénation parentale, contrairement aux conflits parentaux moins radicaux, qui sont très nombreux.

Plusieurs enfants savent résister aux tentatives d'un parent de les couper de l'autre, précise Marie-Hélène Gagné, professeure de psychologie à l'Université Laval.

D'après Hubert Van Gijseghem, l'aliénation touche quand même jusqu'à 10 % à 15 % des enfants du divorce (si l'on compte, comme il le fait, les enfants incités à se couper d'un parent et ceux qui le font d'eux-mêmes pour se mettre à l'abri des disputes). Au Québec, cela représente plusieurs dizaines de milliers de jeunes.

« Mais on ne repère pas ces enfants parce qu'ils ne font plus pipi au lit, plus de crises, qu'ils dorment bien, dit le psychologue. Ce sont en fait les plus malades ; on ne se coupe pas impunément d'une de ses racines identitaires. »

D'après lui, ces jeunes sont des bombes silencieuses. À l'âge adulte, lorsqu'ils comprennent qu'ils ont été manipulés, ils s'effondrent.

CASSE-TÊTE

Comment les sauver? « Le parent repoussé doit véhiculer le message: je les aime, je vais rester là, répond Francine Cyr. Mais souvent, il se nuit en rejetant les enfants à son tour ou en se détachant d'eux. »

« J'ai vu un père rejeté déraper et défoncer la porte de la salle de bains où était réfugiée sa fille », illustre la psychologue, souvent appelée à la rescousse par des juges, qui lui envoient ces familles en thérapie.

D'après la psychologue, cela ne fonctionne seulement qu'avec une minorité de familles. « Dans la majorité des cas, c'est trop ancré », confirme son confrère, M. Van Gijseghem.

« Les adultes vont souvent se retrancher derrière la volonté de l'enfant pour justifier leur besoin de fusion ou d'emprise sur lui, ou leur besoin de le soustraire à l'affection de l'autre », écrit le psychologue belge Benoît Van Dieren.

Il arrive que la DPJ place l'enfant dans un milieu neutre, pour le déprogrammer. Une décision controversée quand l'enfant a des parents autrement très compétents.

Forcer l'enfant à vivre chez le parent qu'il craint ou déteste est tout aussi délicat. « Les juges craignent que les jeunes fuguent ou fassent des tentatives de suicide », dit Marie-Hélène Gagné.

Les juges ont beau restreindre les contacts entre certains parents aliénants et leur enfant - pour les empêcher de dénigrer l'autre -, la technologie moderne leur permet de contourner les ordonnances. « Essaie de me téléphoner, mon amour. Va voir un voisin ou n'importe qui ou prend 50 cents et va au dépanneur. Si je n'ai pas de nouvelles de toi ce matin, j'irai à la police », a par exemple écrit un père de Québec sur le compte Facebook de son fils de 10 ans.

Plusieurs fois par jour, l'homme bombardait l'enfant de messages secrets et obsessifs, comme: « Je pense toujours à toi, même en dormant. » Jamais il n'a exprimé le moindre regret au sujet de ces « échanges angoissants », a déploré un juge l'an dernier.

ABANDON

La rigidité du parent aliénant peut être telle qu'il finit par abandonner son enfant pour de bon, rapporte Johanne Vachon, adjointe à la DPJ en Mauricie. « Les évaluations ordonnées par la Cour montrent beaucoup de familles dysfonctionnelles, de traits narcissiques, paranoïdes ou de personnalités limites. »

Quand les cas sont trop lourds, même les travailleurs sociaux laissent parfois tomber les enfants, dénonce Linda Provost, coordonnatrice du service de visites supervisées SOS Jeunesse. Cette année, une intervenante a baissé les bras devant deux soeurs qu'elle jugeait trop aliénées pour être rescapées. « Elle m'a dit: De toute façon, elles seront délinquantes un jour; on les aidera à ce moment-là! »

RENDEZ-VOUS DANS 10 ANS

Comment sauver les enfants victimes d'aliénation parentale? « C'est tellement compliqué ; il faudra au moins 10 ans avant d'avoir de bonnes pistes », répond la professeure de psychologie Marie-Hélène Gagné, experte en ce domaine.

« Les recommandations sont encore très incohérentes. Et puisqu'aucune approche n'a encore été systématiquement évaluée, il est impossible de déterminer quelle est la meilleure. »

Pour l'instant, les experts ont même du mal à s'entendre sur une définition. Il y a 3 ans, Mme Gagné a présenté à des intervenants 11 situations de possible aliénation, parmi lesquelles 7 n'ont pas fait consensus.

Pour repérer les familles à risque, la professeure a décrit 44 comportements à proscrire. Il faut agir dès que les risques se profilent, car le rejet peut vite devenir irréversible.

Les pères et les mères peuvent être fautifs. Certaines féministes estiment que l'aliénation est le propre des hommes violents. Des masculinistes clament au contraire que les hommes en sont les principales victimes, parce que les femmes les jugent incompétents. « Il faut un discours plus scientifique, moins idéologique à ce sujet », conclut Mme Gagné.