Petit matin frisquet à l'angle des rues Dante et Alma. Dans le sous-sol de l'église Notre-Dame-de-la-Défense, six vieilles dames font de la danse en ligne au son d'une chanson populaire italienne. Malgré l'âge, les rhumatismes et la salle complètement vide, la bonne humeur est palpable. Funiculì funiculà...

Cette image pittoresque, retenez-la bien. Car bientôt, on n'en verra plus beaucoup dans la Petite Italie. Le cliché du vieux Napolitain qui joue aux cartes en buvant un espresso est en voie de disparition. Lentement mais sûrement, les anciens sont remplacés par une faune plus jeune qui veut profiter de l'esprit européen. Quelques Italiens qui reviennent «là où tout a commencé «, bien sûr, mais surtout des Québécois «de souche» et une poignée de Latino-Américains qui se sont éloignés de la Plaza Saint-Hubert.

«Petite Italie, Petite Colombie, tout est mélangé! lance Tino, résidant du quartier depuis 50 ans, en mâchouillant son cigare sur le bord du trottoir. Il n'y a plus de fêtes. Il n'y a plus d'Italiens comme avant. Ce n'est plus la Petite Italie.»

Entre les branches, on murmure qu'il resterait moins de 800 Italiens pur jus dans le quartier. Chose certaine, la vieille garde diminue. Certains vendent leur résidence et déménagent. La plupart s'éteignent, tout simplement. Depuis le mois de janvier, il y aurait eu environ 35 cérémonies funèbres dans l'église de la rue Dante. L'an dernier, au moins 150. Sans parler du club de l'âge d'or, qui ne compte plus qu'une petite centaine de membres.

Signe des temps: des commerces mythiques du quartier ont récemment fermé leurs portes. Les meubles Santini, les valises Carmen, le magasin Torino et le restaurant Baffoni, pour ne nommer que ceux-là, sont soit à louer, soit sur le point d'être transformés en immeubles d'habitation.

La Petite Italie serait-elle en train de disparaître?

Salvatore Agostino, président de la Société de développement commercial (SDC) de la Petite Italie, parle plutôt d'un quartier en transition. Avec la population qui change, il faut simplement s'adapter.

«C'est la fin d'un cycle, c'est vrai. Les vieux meurent, les commerces s'en vont, le quartier s'est désindustrialisé. Mais il y a une réorganisation plus moderne des emplacements. Maintenant, on construit pour inciter des gens à venir vivre ici.»

Boom immobilier

Le quartier vit en effet un gros boom immobilier. Depuis un an et demi, une trentaine de projets ont été entérinés par l'arrondissement. Plusieurs sont en chantier ou déjà terminés. Après la mort de leurs propriétaires, des immeubles sont vendus et transformés en copropriétés. L'ouest du boulevard Saint-Laurent (rues Alexandra, Marconi, Waverly), jadis à vocation industrielle, se recycle en quartier résidentiel. Deux cent cinquante appartements seront notamment construits dans l'ancienne usine de Main Knitting, rue Saint-Urbain.

Résultat: cet embourgeoisement progressif attire une nouvelle population plus branchée, qui a les moyens de s'offrir ce quartier de plus en plus prisé, que ce soit pour son ambiance de village ou la proximité du marché Jean-Talon.

Tony, du Caffè San Simeon, le constate: sa clientèle a passablement changé depuis deux ou trois ans. Il ne s'en plaint pas: c'est bon pour les affaires. «Le monde du Plateau est monté jusqu'ici. C'est devenu plus québécois. Il y a beaucoup de gens de 20 à 40 ans.» «Nos habitués sont à 75% francophones, confirme son père Johnny, patron de l'établissement. Ce ne sont plus des vieux qui restent des heures à regarder la télé, mais des jeunes, des femmes et des familles qui viennent pour le café à emporter.»

Ce phénomène, par ailleurs observable à l'échelle occidentale, «reflète l'attirance d'une certaine classe moyenne pour le cachet ethnique et le cosmopolitisme», souligne Annick Germain, chercheuse à l'INRS.

L'ironie, c'est qu'il se traduit aussi par une augmentation de commerces non italiens dans le quartier.

Selon Franco Ruccolo, fondateur et président sortant de la CDE de la Petite ltalie, cette réalité en préoccupe certains. «Il y a des réactions négatives. Des gens qui s'interrogent. D'autres qui s'inquiètent parce qu'il y a trop de nouveaux restos vietnamiens, sud-américains ou maghrébins. Il y en a même qui disent qu'il est trop tard.»

En ce qui le concerne, cette diversité a du bon. Avec une cinquantaine de restos italiens, dit-il, la Petite Italie peut bien se permettre quelques commerces venus d'ailleurs.

Mais ce n'est pas l'avis de la CDE, qui souhaite avant tout accentuer la saveur européenne du quartier, en incitant un maximum de commerces italiens à s'y installer. «On n'a pas de pouvoir sur les propriétaires. On ne peut pas être raciste. C'est contre la loi. Mais c'est clair que notre priorité va aux établissements italiens», confirme Salvatore Agostino, en citant l'ouverture récente du magasin de motos Ducati, boulevard Saint-Laurent.

Pour Giancarlo Bono, fleuriste au marché Jean-Talon, il en faudra toutefois plus pour conserver la saveur du quartier. Car pour l'instant, la Petite Italie n'a pas d'image de marque.

«Je trouve qu'on ne s'affiche pas assez, tranche-t-il. Les cafés et les restos, ce n'est pas assez. La fête du Grand Prix, avec les vespas et les filles en minijupe, il n'y a rien d'italien là-dedans. Il faudrait plus de culture. Un théâtre. Un cinéma. Et surtout une meilleure identité. Pas besoin de faire une fanfare, mais il faut que le touriste sente qu'il est là. Des drapeaux, déjà, ça ferait une différence.»

J'y suis, j'y reste

À quoi ressemblera la Petite Italie dans 10 ans? À l'évidence, la saveur italienne sera moins dans ses gens que dans ses commerces. Dispersés aux quatre coins de la ville, les Italiens d'origine n'y reviendront que pour les grands événements, comme les noces et les enterrements.

Passionné de culture «wop» (italo-américaine), l'auteur-compositeur Angelo Finaldi anticipe pour sa part une folklorisation du quartier: «Il va rester de bons restaurants et des institutions. Mais ça va être comme Little Italy à New York: une façade.»

Façade ou pas, une partie de la vieille garde entend bien y rester jusqu'au dernier souffle.

C'est le cas de Flavia, du club de l'âge d'or, qui y a passé les 90 années de sa vie.

«Pas question pour moi de bouger. Même morte, je n'irai pas à Rivière-des-Prairies! Le temps qu'il me reste, je vais le vivre ici. Je suis née ici. J'ai été baptisée ici. J'ai fait ma première communion, ma confirmation et mon mariage ici. Je veux aussi mes funérailles ici. Mes enfants sont prévenus.»

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L'origine d'un nom

Le 15 mai dernier, l'église Notre-Dame-de-la-Défense a été officiellement consacrée par le cardinal Turcotte. Ce geste symbolique survient alors que la paroisse fête officiellement son 100e anniversaire. Selon Annick Germain, spécialiste des quartiers ethniques à l'INRS, le terme «Petite Italie» est né en 1935, dans une étude réalisée par un étudiant de McGill. Avec le temps, la communauté s'est progressivement étendue vers Saint-Michel, Saint-Léonard, Rivière-des-Prairies et Laval. «Dans les faits, il y a eu plusieurs Petites Italies, dont Saint-Léonard dans les années 60 et 70», précise Mme Germain. Selon la chercheuse, la Petite Italie actuelle est comparable à ce que l'on a vu chez les Portugais du Plateau et les Grecs de Parc-Extension: «Il y a cette idée du quartier qui s'affiche d'autant plus qu'il est moins habité par sa population d'origine.»

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Fêter à l'italienne

10-11-12 juin: fête du Grand Prix

> 12 juin: procession de saint Antoine

> 14 août: procession de Notre-Dame-de-la Défense

> 5 au 14 août: semaine italienne