Jeudi soir, quartier Notre-Dame-de-Grâce. Dans le sous-sol d'une synagogue, un étrange spectacle se déroule sous nos yeux. Devant une poignée de personnes, un rappeur barbu nommé Isaac Miracles gesticule en chantant «Break the Matzah! Break the Matzah!» sur un gros beat lourd. Il est vêtu d'un survêtement blanc style hip hop, mais porte la kippa juive.

Mélange improbable, dites-vous? Isaac Miracles n'est pourtant pas le seul. Ce mariage des deux mondes est le reflet d'une nouvelle tendance chez les jeunes juifs, qui cherchent leur propre façon d'interpréter leur culture et leur religion. Cela se fait par la musique, mais aussi par l'art, la bouffe, les médias sociaux et divers regroupements alternatifs.

Le phénomène est de plus en plus visible à Montréal. Mais à New York, il existe depuis au moins 10 ans. Qu'on pense au chanteur reggae hassidique Matisyahu (déjà quatre albums à son actif) ou au Magazine internet Heeb, sorte de Vice pour juifs cools et branchés, qui aborde les aspects plus tabous de la réalité juive en jouant la carte de la provocation (en 2009, Heeb avait choqué bien du monde avec sa photo de la comédienne Roseanne Barr, déguisée en Hitler, mettant des bonshommes en pain d'épice dans un four...)

Le judaïsme serait-il en pleine révolution? Tamara Kramer, fondatrice du webzine montréalais Shtetl, n'irait pas jusque-là. Mais elle admet qu'un vent de fraîcheur souffle présentement sur sa communauté. «Ce qui est nouveau, c'est l'éclectisme du mouvement, résume-t-elle. Les frontières sont plus poreuses. On voit des mélanges de culture, des emprunts à différentes sources. C'est comme si le judaïsme était sur la table de mixage.»

Avec Shtetl, Kramer couvre assidûment cette nouvelle scène juive, multiforme et créative. Ses topos concernent autant Annie Sprinkle qu'une conférence sur l'influence juive dans le rock. Mais elle participe aussi au mouvement, en organisant des événements spéciaux qui offrent un nouvel éclairage sur la culture juive, comme le happening Snip, entièrement consacré à la circoncision.

Ces initiatives ne sont pas isolées. Dans le Mile-End, les «Amis juifs du Plateau», organisation alternative hipster, offre un nouveau point de chute informel pour les jeunes juifs en quête de questions. Sur l'avenue du Parc, le Ghetto Shul sert à la fois de synagogue, de bar-spectacles et de restaurant végé. Sans parler des synagogues plus orthodoxes, qui ouvrent leurs sous-sols à des concerts de rap...

Cette tendance répond à un gros besoin pour la nouvelle génération, qui est plus dans la réflexion que dans le dogme. «Ils cherchent une façon plus personnelle de connecter avec leur religion, quelque chose qui correspond plus à leurs valeurs et leur réalité, suggère Leibish Hunder, le rabbin-saxophoniste qui a fondé le Ghetto Shul. Leur identité n'est pas seulement juive, mais multiple. L'idée qu'ils se font d'une institution juive est en train de changer. Leur conscience est en train de changer.»

Pour Tamara Kramer, cette nouvelle vague cherche tout simplement un angle inédit pour affirmer son identité et trouver sa place dans l'univers. «Pour eux, l'idée de ghetto ne fonctionne plus, ils veulent s'intégrer au monde, suggère-t-elle. Ils se sont longtemps sentis coupables de se poser des questions. Maintenant, ils veulent explorer ouvertement au lieu de suivre aveuglément la tradition.»

Pour le 21e siècle?

L'installation The Medium is the Matzah, présentée jusqu'au 1er mai à l'Université Concordia, va dans le même sens. Juive «agnostique», l'artiste torontoise Melissa Shiff exploite les rituels et les symboles judaïques comme tremplin pour s'exprimer sur une réalité contemporaine, plus globale.

Avec ses murs en matzah (le pain plat de la Pâques juive), ses extraits (interactifs) du film Les 10 commandements et ses coussins Crush Oppression (Écrasez l'oppression), l'expo est un hommage «pop art» à l'exode des juifs fuyant d'Égypte. Mais selon Mme Shiff, le propos va plus loin. «L'oppression dont je parle est celle qui afflige le monde entier. Mes plaies d'Égypte, ce sont la faim, l'itinérance, le réchauffement climatique et le viol de la nature...»

Malgré le honteux gaspillage de matzah (la loi juive exige que celui-ci soit mangé, sinon sacrilège!) la démarche ne semble pas trop déplaire aux figures d'autorité. Rencontré à la sortie de l'exposition, le rabbin Orenstein ne tarissait plus d'éloges envers l'artiste. «En ce qui me concerne, c'est ce qu'il nous faut pour le 21e siècle: regarder vers l'avant au lieu de rester pris dans nos stéréotypes», a-t-il dit en achetant des coussins pour ses enfants.

Mais la révolution a ses limites. Le musicien Socalled a récemment refusé de se produire au sympathique Ghetto Shul parce que sa chanteuse Katie Moore n'avait pas le droit de monter sur scène. La raison? Le Shul est une synagogue et dans les synagogues, les femmes ne chantent pas.

Comme quoi la tradition n'a pas encore dit son dernier mot.

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Pour en savoir plus

> Socalled. Son nouvel album, Sleepover, sort le 3 mai. Selon le principal intéressé, les influences juives seront moins évidentes que par le passé. Socalled vient aussi de produire trois titres sur le dernier disque d'Enrico Macias, Voyage d'une mélodie. www.socalledmusic.com

> Shtetl (on the shortwave). Il y a Shtetl l'émission de radio (deux vendredis par mois sur les ondes de CKUT) et Shtetl le webzine (shtetlmontreal.com). Votre meilleure porte d'entrée sur le Montréal juif alternatif et allumé.

> The Ghetto Shul. La synagogue est en haut, le bar est en bas. Musique live et concerts réguliers. Surveillez les événements pendant le festival de jazz. 3458 ave. du Parc. www.ghettoshul.ca

> Mile End Chavurah. Vivre la culture et la religion juive autrement. www.facebook.com/mileendchavurah

> Neev Bensimhon - Humour et monologues satiriques.